Éditorial

L’Odyssée des misérables

Si l’histoire des réfugiés est une histoire ancienne émaillée par les persécutions qui font fuir les populations jusqu’aux violences qu’ils affrontent sur leur route avant leur arrivée dans un pays qui pourrait devenir leur refuge, la question de l’asile a été réactivée à partir des années 2000 dans un contexte méditerranéen, et plus largement mondial, avec les mouvements migratoires hâtivement nommés « la nouvelle crise migratoire », qui n’a rien de nouveau du point de vue des données chiffrées des migrations, ni du point de vue de la situation internationale. Les dernières décennies ont certes vu émerger d’autres raisons de partir (guerres, conflits religieux, terrorisme, évolution climatique, etc.), mais elles ont surtout donné lieu à un durcissement des conditions de circulations et d’accès à l’asile en Europe. Malgré la mise en œuvre d’une politique communautaire qui se doit de contrôler les flux migratoires et réglementer le droit d’asile eu sein de l’espace Schengen, les États continuent d’exercer des politiques qui limitent les droits des demandeurs d’asile, à travers leur législation et leurs circulaires.

La revue ouvre l’année 2020 sur la problématique des réfugiés en explorant les réalités des nouvelles routes empruntées par les migrants à partir de l’analyse de la perception et des pratiques de ceux qui sont chargés de défendre leur droit à l’asile, à savoir les magistrats, les avocats et les acteurs des ONG qui tentent au quotidien d’accompagner les migrants dans leur traversée du droit. Coordonné par Isabelle Lendrevie, avocate au Barreau de Seine-Saint Denis, à partir d’un colloque international et interdisciplinaire, ce numéro de la revue publie pour une fois les articles des acteurs du monde juridique et de la société civile qui ont accepté de se plier aux exigences académiques et réfléchir à leurs pratiques professionnelles et militantes, à partir du cadre législatif dans lequel ils interviennent pour défendre les droits afférant à l’asile. Partant d’un questionnement qui traverse tout le numéro – « La route des réfugiés est-elle une voie sans issue ? » –, Hommes & Migrations examine les dessous de cette « crise migratoire » à partir des procédures juridiques que les pays européens établissent et qui aujourd’hui conduisent les réfugiés dans une impasse. De nouvelles routes migratoires se dessinent au fur et à mesure que les législations migratoires et leurs mises en œuvre évoluent – la route des Balkans, la route par le Maghreb ou la Lybie, etc. –, comme autant de réactions géostratégiques face à l’externalisation des contrôles, la création des hotspots et l’implantation de camps et de zones de transit aux frontières de l’Europe.

La revue rassemble, par ailleurs, une diversité de récits portés par le Musée dans d’autres domaines que sont l’histoire, le patrimoine, la création artistique et culturelle dont les productions proposent d’autres regards et éclairages sur cette réalité des naufragés d’une Odyssée sans issue. C’est en offrant cette vision plurielle des routes migratoires que la revue tente de s’approcher d’une analyse plus profonde des faits humains. À travers ses articles, ce sont les paroles des populations qui vivent et subissent ces circulations migratoires qui peuvent être diffusées et entendues. Ainsi, en complément de ses photographies, Bruno Fert publie également en introduction du portfolio son carnet de route qu’il a écrit en empruntant les routes vers l’Europe, en quête des manières d’habiter, de vivre et d’être au monde, de tous ces nomades « malgré eux », mais aussi des façons d’être accueillis – ou non – par les États ou ceux qui manifestent leur solidarité à travers le geste d’héberger. Lors de l’exposition Frontières (2015), le Musée avait reçu en donation de l’Afghan Mohamad Shahab Rassouli, une série d’objets qui témoignent du long voyage qu’il a entrepris seul à 14 ans pour fuir le régime des Talibans. La revue est particulièrement émue de reproduire deux textes, initialement publiés sur le site de Bibliothèques sans Frontières où il évoque ses souvenirs d’escales, en Iran puis en Turquie, en tissant un lien symbolique avec deux œuvres universelles : Les Misérables et L’Odyssée. L’Odyssée des misérables, ce sont tous ces témoignages que livre ce numéro de la revue. Espérons que les lecteurs y trouvent des ressources pour (r)établir une vision plus juste et plus sereine de ces aventures humaines.

Rédactrice en chef de la revue