Chronique livres

Marie-France Etchegoin, J’apprends le français

Paris, JC Lattès, 2018, 200 p., 17 €

[Texte intégral]

Journaliste

"Parfois je hais le français. Que de chausse-trappes, d’afféteries, de chichiteries. Toutes ces lettres silencieuses ou capricieuses". Au-delà, du livre documentaire qu’elle nous propose sur l’accueil des migrants en France en 2018, la journaliste Marie-France Etchegoin donne dans ce livre une belle leçon d’humilité pour tous ceux qui font œuvre d’hospitalité. Comme d’autres habitants du 20e arrondissement de Paris, elle décide de participer à l’aventure du centre Jean Quarré, géré par Emmaüs Solidarité, qui s’installe dans un ancien lycée hôtelier de la place des Fêtes en 2016, afin accueillir une centaine de migrants en hébergement d’urgence (voir notre article dans H&M, n° 1323).

Elle n’a jamais enseigné le français mais décide de donner bénévolement un cours hebdomadaire à un groupe d’une dizaine de personnes pendant de longs mois. Pour se souvenir de l’identité des élèves qui viennent plus ou moins régulièrement à son cours, elle leur donne des surnoms. Il y a Le Doux, Superman, La Flèche, Le Polyglotte, Le Musicien, etc. Elle apprend par bribes l’histoire de ces hommes qui ont traversé la guerre, les périls d’un voyage interdit et les affres d’un accueil plus que tiède en Europe. Elle glane des mots au détour d’une conversation en tête à tête avant ou après le cours, voire pendant.

Elle n’applique pas toujours ce que lui recommande l’équipe qui gère les cours de français, consciente que ces moments qu’elle partage avec ces hommes exilés dans l’attente de papiers, d’un travail et tout simplement d’un avenir, dépassent le simple cours de grammaire ou la transmission de nouveaux mots. "Parler n’est jamais innocent, écrit Marie-France Etchegoin dans le chapitre intitulé « Les Mots ». Apprendre à parler une nouvelle langue encore moins". L’auteur cite Hannah Arendt, la philosophe juive allemande exilée aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, qui décrit le réfugié comme un être qui a perdu "sa langue maternelle, c’est à dire [ses] réactions naturelles, la simplicité des gestes, l’expression spontanée de [ses] sentiments".

Il faut réapprendre à dire, l’indicible parfois, dans une langue qui n’est pas la sienne. L’auteur se souvient avec émotion du jour où Ibrahim le Soudanais s’obstine à dire : "je n’ai PAS de femme, je n’ai PAS d’enfant" alors qu’il devrait dire "je n’ai PLUS de femme, je n’ai PLUS d’enfants". Il a très bien compris la différence entre les deux mots, mais il choisit de parler de la mort insoutenable de ceux qu’il aimait avec la négation pas. Pour survivre.

Dans ce livre, l’auteur annonce tout de suite qu’elle ne veut pas seulement raconter la souffrance mais aussi la dignité et le courage des hommes qu’elle rencontre. Elle doute parfois de la légitimité de sa présence et se reproche souvent ses maladresses. Elle s’en veut surtout pour la bonne conscience que lui procure cette action. Elle fait parler son « inquisiteur » intérieur : "Les migrants n’ont pas besoin de charité, ils ont besoin de droits. L’altruisme étouffe la structuration des luttes. L’altruisme est paternaliste, néocolonialiste. Toi, et tous les autres bénévoles pleins de bons sentiments, toi et toutes ces associations qui acceptent de gérer les quelques centres donnés en aumône aux migrants, vous êtes des rustines sur l’inacceptable". Marie-France Etchegoin fait plus qu’être une rustine, elle rencontre des hommes qu’elle n’aurait jamais rencontrés et nous raconte qu’ils ont changé sa vie. Elle nous donne aussi plein d’informations et de noms d’associations qui œuvrent pour fournir des outils aux migrants et les sortir de leur condition de « victimes » pour devenir « acteurs » de la société dans lesquels ils ont décidé de vivre. Ce livre contribue à témoigner et informer le mouvement citoyen qui se développe notamment à Paris depuis la crise de l’accueil des migrants en 2015.