Chronique livres

Marielle Macé, Sidérer, considérer. Migrants en France

Paris, Verdier, 2017, 73 pages, 6,50 €

Journaliste.

Spécialiste de littérature française (EHESS, CNRS), membre des revues Critique et Po&sie, Marielle Macé livre une réflexion dense, nourrie de ses travaux de recherche et d’observations de terrain, de cette expérience commune de la ville où des populations se croisent à défaut de se côtoyer, occupent, à défaut de partager, un espace commun.

Télescopage des espaces (et du temps) pour dire qu’une société doit s’appréhender par la notion de « côtoiement » empruntée à Claude Lefort : « Il n’y a pas quelque chose comme la société (…). Il n’y a que des mouvements d’aller vers ou de s’en abstenir, ou tout au mieux de frôler… » Cela est même une condition de la démocratie : l’instauration d’un espace public, « où il faut faire avec les autres », ou comment la question des migrants revient à interroger nos fondements (et fragilités) démocratiques. Il en est des sociétés comme des cerveaux, ce n’est pas leur taille qui en fait la qualité mais la multiplicité des relations, connexions, réseaux d’échanges et d’informations qui le constituent. Partant, il faudrait rétablir du lien. Marielle Macé introduit deux concepts (sidérer et considérer), passe de l’un à l’autre, montre comment la sidération pour être d’abord nécessaire est insuffisante. Sidérer c’est rester « au bord », « au bord de notre propre présent, de ses multiplicités et de ce qui nous y requiert ». Alors que considérer, « mot de la perception et de la justice », c’est « faire cas de ».

Que peut alors la littérature ? « La littérature relate et relie » écrit Mohamed Mbougar Sarr dans Silence du chœur (Présence africaine, 2017) et la spécialiste du style souligne justement que la considération – « les “égards” pour la réalité » (Ponge) » – est « une vertu de poète ». Partant, « la colère en poésie (celle de Ponge, mais aussi celles de Baudelaire, de Hugo, de Pasolini, de Sebald, de Glissant, de Deguy, de Koltès…) se soulève toujours devant les mêmes coupables : l’indifférence, le tenir-pour-peu, par conséquent la violence et la domination » et « contre toutes les façons, y compris savantes, y compris vertueuses, d’être inattentif ». Comme Marielle Macé ne se contente pas d’abstractions, elle montre ce qu’être attentif signifie sur le terrain : avec Charles Heller et Lorenzo Pezzani (Watch the Med ou le documentaire « left-to-die boat »), avec Sébastien Thiery et les actions du Pôle d’exploration des ressources urbaines (PEROU), avec Jean-Christophe Bailly et l’architecte Alexandre Chemettof à Saint-Étienne ou Pierre Simon dans le bois de Vincennes. Être attentif, considérer, c’est agir à partir de ce qui existe, rencontrer les personnes non pas à partir de leurs souffrances mais de leurs réalisations, « c’est se mettre à l’écoute de l’idée qu’énonce tout état de la réalité (car toute chose dit son idée, non pas l’idée que l’on a d’elle mais l’idée qu’elle est, autrement dit le possible qu’elle ouvre ». « S’y rapporter comme à l’un des centres effectifs de notre présent » (encore Sarr). Et de notre devenir car, avec Michel Agier, il faut envisager que « ce qu’engendre la politique de mise à l’écart des indésirables, ce sont des camps qui durent, des configurations urbaines bizarrement pérennes, nouvelles « centralités de la marge » (lire Katrina Kalda, Le pays où les arbres n’ont pas d’ombre, Gallimard, 2016).

Marielle Macé, avec cet indispensable petit livre, ne contribue rien moins qu’à aider au changement de politiques migratoires contreproductives et criminelles – « ce qui pérennise les bidonvilles, ce n’est pas le soin que l’on tente d’en prendre, ce sont les pelleteuses ». Elle invite à redéfinir l’accueil, les possibles d’une France non plus vulgaire « contenant » – un dans – mais « une configuration mobile d’effets de bords ». Ces vies à considérer, « bords » et « frange », deviennent la « preuve » d’une autre vie possible.