Article de dossier/point sur

Saisir le murmure du monde. Récits de soi en migration

historienne, responsable du département de la recherche, Musée national de l’histoire de l’immigration, ICM Fellow
historienne, professeur, Université Paris Nanterre, ISP, ICM Fellow
historienne, chargée de recherche au CNRS, Iris (EHESS-CNRS), ICM Fellow
historienne, Sciences Po Toulouse, LaSSP.

Placé dans la lignée d’une histoire « par en bas » attentive aux voix des « invisibles », ce dossier s’inscrit dans une histoire des migrations construite à travers la question des récits, approchée dans la diversité de leurs énonciations et de leurs formes, dont nous voudrions rendre compte largement dans cette introduction. Ces récits – qu’ils soient documents ou fictions, écrits ou visuels – peuvent émaner des migrants eux-mêmes, entrelaçant générations, genre, statuts, temps et territoires, ou d’une diversité d’acteurs – porte-parole, intermédiaires – à l’écoute (ou non) de la voix des migrants. Par ailleurs, la mise en lumière de ces paroles migrantes croise deux approches. Elle dit la volonté de faire entendre ceux que l’on nomme « les sans voix », souvent laissés à l’écart d’une histoire des politiques publiques et de leur construction. Mais elle est aussi l’occasion de reprendre l’histoire d’un certain nombre de figures illustres à partir de leur statut de migrant ou de réfugié, à l’instar du passionnant travail mené autour de Picasso par Annie Cohen-Solal[1].

Dans la démarche historienne, les récits permettent d’abord de rendre compte, dans l’espace, de la dimension transnationale des parcours. Ils révèlent aussi, dans le temps, les moments de rupture, les bifurcations, les méandres, les attentes, les retours et allers-retours, les accélérations, les temps faibles et les temps d’arrêt. À chacune des étapes, les récits signalent aussi la part d’aléas, d’arbitraire et de hasard, le déploiement de plusieurs possibles, de plusieurs choix – certains contraints, d’autres plus libres. En ce sens, ils rendent lisible la capacité d’agir des migrants (agency), approche désormais classique des études migratoires. Enfin, ils permettent de dévoiler, de reconstituer des itinéraires que les archives ne peuvent pas faire surgir d’emblée, car la vie du migrant s’y trouve trop dispersée, trop fragmentée, entre différents fonds et différents espaces géographiques.

Dans cet ensemble, une première série de récits relève de la contrainte, si l’on considère les conditions et le contexte de leur énonciation. On y rattachera les adresses à l’autorité ou aux acteurs de « l’entre-deux », intermédiaires qui jalonnent la trajectoire migratoire. Ces adresses, et plus généralement les récits biographiques produits dans le cadre des procédures liées aux droits et aux statuts, construisent une autre histoire du politique. Ils en délivrent un récit « par en bas » qui la complète, la nuance et permet de confronter l’édiction des normes et des règles à leur mise en œuvre. Ces récits biographiques peuvent être produits sur injonction des institutions ou pour s’opposer à une décision. À titre d’exemples : pour demander à entrer dans un statut et à en faire respecter les termes ; pour faire valoir un droit politique ou obtenir une naturalisation ; pour contester le refus du renouvellement d’une carte, une décision d’expulsion, un internement, une mise à l’écart ; pour avoir accès à des subsides ou à des droits sociaux. En chacune de ces circonstances, les arguments débordent souvent de ce que demande l’institution et finissent par raconter une vie tout entière. Nous souhaitons aussi montrer la pluralité des récits pour une même trajectoire et réfléchir à ce qui fonde ces différentes versions. Est-ce en fonction des interlocuteurs que le récit est reconfiguré ? Ou selon ses scripteurs lorsque par exemple, au sein d’un même groupe familial, des variations notables lui sont données ? Que dire ensuite des récits inlassablement réécrits, par la même main cette fois, et dont les versions successives peuvent se comprendre comme la mise en œuvre d’une stratégie destinée à contourner les échecs et les refus ? Dans tous les cas, les manières de se dire et de s’écrire peuvent être à la fois le lieu d’une négociation, d’une soumission ou d’une résistance à l’autorité.

Les acteurs de l’entre-deux agissent et écrivent également pour les migrants, ou en leur nom, tout au long des trajectoires migratoires. Ces intermédiaires peuvent être des porte-parole, ou des proches qui jouent un rôle d’intercesseur. On inclut aussi dans cet ensemble les traducteurs et interprètes, les écrivains publics ou les agents au guichet. On peut y ajouter les passeurs et tous ceux qui interviennent dans l’économie de la migration, légale ou non, ceux qui gèrent les lieux de passage, d’attente et de contrainte, les associations d’aide aux migrants et aux réfugiés, les médecins également. Tous peuvent à la fois faire récit ou en être le destinataire.

Faire entendre les récits exige sans cesse de saisir ceux qui sont empêchés, les mémoires trouées, les paroles inaudibles. Sinon, c’est prendre le risque de retomber dans une histoire linéaire et sûre d’elle-même. Cette histoire doit donc s’écrire par son hors-champ, là où se tiennent ceux qui sont restés invisibles et inaudibles. S’inscrivent notamment dans cette démarche les travaux qui portent sur le trauma, sur l’indicible, sur la violence que peut signifier l’obligation de faire récit pour répondre aux injonctions et aux processus administratifs, et sur ses conséquences – silences, dissimulation, invention, etc.

Les récits de migration construisent aussi des récits de lieux : espaces liminaires (entrée sur le territoire, mais aussi consulats) ; guichets ; lieux de transit et d’attente ; lieux de contrainte et d’internement, etc. À travers l’évocation par les migrants de ces lieux précis, émergent des situations vécues en tension : une mise à l’épreuve de soi, des affects, des projets, des rapports de pouvoir. Ce travail sur les lieux permet donc aussi de nourrir la réflexion sur la loi, les politiques migratoires et leur application, et de faire le lien avec le collectif des statuts et des droits.

Enfin, il nous semble important de ne pas nous cantonner aux récits qui diraient la seule expérience de mobilité et aux archives constituées par la migration. Les migrants existent autrement, dans leurs regards posés sur les sociétés traversées, sur les « voisins », les contextes sociaux et politiques, pleinement acteurs de leur temps. Par ce biais, peuvent aussi se révéler la pluralité des identités et une histoire plus intime de la migration, souvent difficile à saisir à travers d’autres types de sources.

Les articles réunis dans ce dossier témoignent de l’inscription de tels récits dans la longue durée de l’immigration, depuis le XIXe siècle du moins. Ainsi, aux premiers temps de la colonisation de l’Algérie (Colette Zytnicki), la voix des colons européens se fait entendre dans leur correspondance avec l’administration. Ces colons peu habitués à la pratique de l’écrit n’hésitent pas à prendre la plume pour exprimer leurs doléances face à une administration tatillonne. Patrick Farges et, de leur côté, Isabelle et Alice Lacoue-Labarthe proposent deux analyses genrées et transnationales de l’exil allemand anti-nazi. Il ne s’agit pas de distinguer récits masculins et féminins, mais plutôt de voir ce que l’exil fait au genre et de pointer la diversité des manières de faire récit, à travers la fiction, les correspondances et les photographies de famille, les adresses à l’autorité et les mémoires. Valérie Cuzol et Nicolas Appelt nous permettent de réfléchir aux enjeux d’une écriture filmique de l’exil, écriture « double » qui est à la fois co-construction du récit et/ou autoportrait de l’exilé en cinéaste. A contrario, Guillaume Étienne laisse son interlocutrice déployer son récit bien au-delà du projet initial : offrir un regard rétrospectif sur le parcours de sa mère et son œuvre de peintre. Elle livre au final des silences et révèle les tensions d’un récit de descendant manipulant la mémoire familiale.

La question des récits et de leur support traverse encore d’autres articles de ce numéro. Est ainsi abordée la cartographie des migrations, comme chantier de recherche, à travers le parcours et la démarche scientifiques de Françoise Bahoken. Le portfolio donne l’occasion de réfléchir aux écritures photographiques dans l’entre-deux-guerres, à travers leurs enjeux (Marianne Amar) et deux studios (Dzovinar Kevonian pour le Studio Arax et Émilie Gandon pour Kasimir Zgorecki). Enfin, la rubrique « Archiver » réunit les courriers envoyés à Ménie Grégoire (Sylvie Aprile) pour son émission sur RTL et aux animateurs de l’émission « Mosaïques » (présentés ici par Anouche Kunth et Lucile Humbert) par celles et ceux qui les écoutent et les regardent. Les uns et les autres livrent, pour ces années 1970-1990, des fragments d’intimité qui tous ensemble dévoilent des liens inédits entre la société d’installation, les migrants des Trente Glorieuses et certains de leurs enfants.

 

[1] Annie Cohen-Solal, Un étranger nommé Picasso, Paris, Fayard, 2021 (Prix Femina essai). On se reportera également au catalogue qu’elle a dirigé à l’occasion de l’exposition Picasso l’étranger au Musée national de l’histoire de l’immigration, du 4 novembre 2021 au 13 février 2022. On renverra enfin, dans ce numéro, à l’entretien qu’elle accorde à Marie Poinsot, p. 124-128.