Champs libres : films

De nos frères blessés

Film de Hélier Cisterne (France, 2022)

Il aura fallu attendre plusieurs décennies avant que le cinéma ne se penche sur le sacrifice de ces pieds-noirs, en réalité des fils de l’Algérie, qui se sont mobilisés au prix de leur vie pour la cause du peuple algérien. En 2015, c’est d’abord l’Algérien Okacha Touita qui met en scène Opération Maillot, du nom de ce militaire qui rejoignit les maquis algériens à la tête d’un camion d’armes qu’il a détourné et qui trouvera la mort sous les balles de l’armée française. Aujourd’hui, c’est la dernière année de vie (1954) du guillotiné Fernand Iveton qui se retrouve sur le grand écran grâce au talent de Hélier Cisterne, déjà encensé par un précédent film en 2013, Vandale.

Iveton, un nom que l’histoire avait effacé, à la fois anti-héros et bouc émissaire, sacrifié sur l’autel de la répression du peuple algérien engagé dans un combat qui s’étalera sur huit longues années. Il figure parmi les premiers guillotinés sous la plume du garde des Sceaux de l’époque, François Mitterrand, qui lui refuse la grâce quand bien même le crime d’État de Fernand Iveton était on ne peut plus mineur : un acte de sabotage sous forme d’un engin explosif déposé dans un placard de l’usine à gaz où il est employé. Cet attentat ne fera aucune victime, d’autant que la bombe n’explosera pas et que l’objectif du jeune communiste n’était que de plonger la ville dans l’obscurité. Mais De nos frères blessés raconte aussi une belle histoire d’amour, la rencontre entre deux êtres que tout sépare, Fernand, communiste et fils de communiste, et Hélène, jeune mère et fille d’un polonais anticommuniste qui se dressa contre l’idéologie révolutionnaire dévoyée par le stalinisme. Une des scènes du film voit d’ailleurs s’opposer avec force arguments les deux jeunes gens, chacun arrimé à ses convictions, mais ces différends n’entraveront en rien leur relation amoureuse, et Hélène accompagnera de toute son énergie son mari une fois arrêté et condamné à mort par le tribunal militaire d’Alger.

Depuis des années, Fernand Iveton ne supporte pas le sort infligé aux « indigènes » musulmans. Aux côtés de son meilleur ami Henri Maillot, déjà cité, et de quelques autres camarades de cellule, il milite pour que les Arabes aient davantage de droits dans une Algérie alors française. Se rapprochant du FLN qui dirige l’insurrection, Fernand Iveton décide de s’engager dans l’action, comme le fera un an plus tard Henri Maillot sous l’uniforme français. Une fois la bombe désamorcée, le jeune Fernand est arrêté et la machine de la répression se met en branle : torture, procès qui vire à la mascarade et absence de soutien de la part de la Métropole. La gauche intellectuelle est quasiment silencieuse autour de sa condamnation, contrairement à la réaction médiatique qui se déclenchera en faveur de Maurice Audin, ce jeune mathématicien à la fois torturé et liquidé plus tard par les forces parachutistes. Ces dernières étaient dirigées par le colonel Aussaresses qui finira par reconnaître, dans son autobiographie, le crime dont il s’est rendu coupable.

On peut s’interroger au passage sur ces différences de traitement et ne pas manquer de remarquer que les origines sociales modestes d’Iveton, un fils d’ouvrier, ont dû jouer dans la forme de cécité de la classe intellectuelle de gauche dans l’Hexagone.

Hélié Cisterne, le réalisateur, a pris soin d’éviter le pathos qui aurait pu le guetter compte tenu du sujet et a conçu son film en puzzle, avec une construction éclatée qui donne à De nos frères blessés une forte armature et une grande crédibilité. Son casting est particulièrement pertinent. Le choix de Vincent Lacoste, qui campe le jeune Iveton, et de Vicky Krieps, qui incarne l’épouse Hélène, aboutit à forger un couple parfait.

La sobriété et la pudeur du propos ont emporté l’adhésion de Vincent Lacoste qui fait siennes dans L’Obs les valeurs véhiculées par le film : « Ainsi, voici un homme qui se prépare à une vie sans histoire mais qui va mourir pour ses idées. Est-il un mauvais Français ou un bon Algérien ? En plus, en toile de fond, on sait que les différents camps étaient déchirés : il y avait des Français engagés dans le combat anticolonial se battant contre les colons et il y avait des Algériens qui prenaient position pour Messali Hadj quand d’autres se rangeaient sous la bannière du FLN. Tout a été contradictoire, compliqué. Le film a de l’ampleur. » Et de conclure : « C’est un cadeau pour un comédien. »

Rappelons que quarante-quatre opposants furent exécutés avec l’aval du garde des Sceaux qui pourtant abolira la peine de mort en France en 1981… mais peut-être faut-il plutôt rendre grâce à un certain Robert Badinter… Côté algérien, seule aujourd’hui une ruelle porte le nom de Fernand Iveton au clos Salembier, son quartier natal…