Au musée : portfolio

Des affiches ni vues ni connues

En 2019, près de deux mille affiches de cinéma illustrant la représentation de la frontière
entraient en collection au Musée national de l’histoire de l’immigration. Trois ans plus tard,
la commémoration du soixantième anniversaire des accords d’Évian nous a offert une nouvelle
opportunité d’étudier et de présenter cette masse de documents.

collectionneur

Qu’allions-nous découvrir ? Sur ce terrain à explorer, j’avais le souvenir de la présence d’un certain nombre d’images fortes, celles qui comblent le plaisir des yeux, ou dont la rareté procure des vertiges d’émotions. Il y avait, j’en était sûr, les affiches russe et tchèque du film Djamilah (Youssef Chahine, 1962) dont la beauté ne pouvait laisser aucun amateur indifférent ; celles des films Patrouilles à l’Est (Amar Laskri, 1971), Les Hors la loi (Tewfik Fares, 1969) et Les Oliviers de la Justice (James Blue, 1962), aux incroyables mises en page, au choix typographique et aux techniques d’impression si typiques des années 1970, qui m’avaient enthousiasmé et porté à leur acquisition. Bien évidemment, je n’avais pas oublié la violence des images de la guerre et la puissance des mots illustrant les affiches des films La bataille d’Alger (Gillo Pontecorvo, 1966), Le Vent des Aurès (Mohammed Lakhdar-Hamina, 1966), L’opium et le bâton (Ahmed Rachedi, 1969) ou La guerre d’Algérie (Yves Courrière, 1972) ; il y avait aussi, imprimée dans ma mémoire, l’affiche française en grand format (120 cm x 160 cm) du film Muriel ou le temps d’un retour (Alain Resnais, 1963), tirée en noir et blanc, tellement crépusculaire que sa vocation involontaire avait sans doute été de faire fuir le public, alors que la rare version en petit format (60 cm x 80 cm) était, en comparaison, d’une séduisante et étonnante modernité graphique. Avant de commencer nos recherches, je pouvais citer une dizaine de films faisant partie du fonds à étudier, ce qui pouvait sembler peu. Nous étions cependant loin du compte : un long travail d’étude et de récolement a permis de recenser près de soixante affiches pour un corpus d’une quarantaine de films. Ce résultat était déjà satisfaisant, nous aurions pu nous en contenter, mais le sujet étant d’importance nous avons souhaité plus d’exhaustivité : cet ensemble a donc été complété en 2021 par l’acquisition d’une vingtaine d’affiches illustrant des films plus incertains, aux propos plus lointains, ou qui, pour certains, ne m’avaient pas entièrement convaincu de prime abord, parmi eux : Adieu Philippine (Jacques Rozier, 1962), Le combat dans l’île (Alain Cavalier, 1962), Madeleine et le légionnaire (Wolfgang Staudte, 1962), Les parapluies de Cherbourg (Jacques Demy, 1964), Tortura (Nikos Papatakis, 1976). C’est ainsi qu’un ensemble de soixante-dix-neuf affiches de films évoquant la guerre d’Algérie, pour cinquante films, a composé la troisième donation entrée en 2022 au Musée national de l’histoire de l’Immigration.

A l’instar de Monsieur Jourdain, le collectionneur avait collectionné. Mais, à l’imitation du spectateur qui restait autrefois interloqué par les tours de magie du célèbre illusionniste Houdini, il fallait se demander par quel mystérieux tour de passe-passe la globalité de cette filmographie avait bien pu être escamotée à ma vue. Alors qu’ils étaient bien « là », comment ces films avaient-ils pu échapper à la vigilance et à la curiosité du collectionneur ? Pourquoi étaient-ils en quelque sorte passés « sous les écrans radar » de mes habituels catalogages et pointilleuses indexations ? Il y avait bien sûr la passion, la compulsion du collectionneur et le besoin d’accumulation, les convulsions qui s’en suivent et qui font parfois perdre la raison. Pour certains amateurs – j’en étais –, il arrive un moment où la lassitude gagne, où les belles listes et les impeccables tableaux Excel ne sont plus complétés. C’est le temps où tout s’empile pour le pire. Mais il n’y avait pas que cela. Il y avait ce que les historiens du cinéma nomment le syndrome. Comme tous les cinéphiles, j’avais été saisi par cette perturbation de la mémoire qui distille « une perpétuelle sensation d’absence de films de cinéma de fiction sur la guerre d’Algérie ».

Alors que toutes les sources documentaires recensent au moins une soixantaine de longs métrages portant sur la guerre d’Algérie – ce qui est loin d’être négligeable –, curieusement ce corpus ne forme pas un tout. Encore moins un genre, ou même ce qui pourrait-être un sous-genre du film de guerre. Il est certain que la difficulté d’aborder de face la question des combats et de leurs conséquences dramatiques quand ils font l’actualité, a été pour beaucoup dans cet effacement à l’époque où ils furent tournés. Les contraintes imposées par la censure gouvernementale qui sévissait alors ont participé, elles aussi, à cette écriture offrant un regard plus discret sur les tragiques évènements. Le public des salles obscures a alors découvert une représentation plus intimiste de la guerre, en France ou en Algérie, dans les villes et les campagnes, ou bien offrant un regard différent, soulignant les rapports amicaux ou amoureux liés à l’éloignement, au départ et au retour de celui qui est parti se battre, ou de celle qui est restée dans l’attente ; le plus célèbre de ces films étant incontestablement Les parapluies de Cherbourg (Jacques Demy, 1964).

Il est encore loin le temps où, dans les salles obscures, sera projetée une « comédie à la française », notre spécialité hexagonale, comme le fut à son époque La grande vadrouille (Gérard Oury, 1966) qui, seulement vingt ans après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, avait fait salle comble et fait rire la France entière. Des deux côtés de la Méditerranée, la représentation de la guerre d’Algérie au cinéma attend toujours son épopée, sa grande fresque historique, ce film à grand spectacle qui laisse des traces dans la mémoire collective et qui peut rassembler dans une même ferveur, sinon les peuples, tout au moins les spectateurs. Dans tous les domaines de la création artistique, la guerre d’Algérie reste aujourd’hui une affaire qui ne peut être traitée que de façon sérieuse, celle dont les discours et les oeuvres de l’esprit ne parlent jamais sans évoquer traumatismes, souffrances, hontes, abandons, trahisons, blessures jamais refermées, devoir de mémoire, aujourd’hui repentance... Comment aurais-je pu deviner que Les Parapluies de Cherbourg ou Cléo de 5 à 7 appartenaient à cette Histoire ?