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Femmes en rupture de ban. Entretiens inédits avec deux Algériennes

Abdelmalek Sayad, édition présentée par Salima Amari et Éric Fassin, accompagnée d’un entretien avec Tassadit Yacine, Paris, Raisons d’agir, 2021, 214 p., 18 euros.

journaliste spécialisé en littératures issues de l'immigration

Voici exhumés des cartons du sociologue Abdelmalek Sayad deux entretiens par lui menés auprès de deux femmes de l’immigration algérienne. Deux femmes de générations et aux trajectoires différentes. La première se prénomme Ourida, la seconde Fatiha. Les entretiens datent de 1976 et du début de la décennie 1980. 46 ans et pas une ride ! Car les propos et les existences conservent toute leur actualité et pèsent encore leur poids de poudre ! De sorte qu’il faut lire ces entretiens non avec le regard de l’historien, soucieux d’un passé lointain, mais comme un sociologue occupé à comprendre ses contemporains. Ici, le passé révèle encore le présent et l’individu rejoint le destin collectif.

Si Ourida débarque en métropole dans les années 1950 dans le sillage de son mari, Fatiha est née en France, elle appartient à ce qu’il fallait qualifier, sournoisement, de « première génération immigrée ». Ourida est une battante, infatigable, une militante dont la révolte « ne tombe pas du ciel » comme le montre Tassadit Yacine dans une passionnante mise en perspective ethnologique. Elle rappelle d’ailleurs que l’initiative de l’entretien ne vient pas de Sayad, l’homme, le savant, directeur de recherche au CNRS, mais d’Ourida, une femme !, du peuple, de sa partie la plus exploitée, la plus invisibilisée, le lumpen de l’immigration, une analphabète, baragouinant un sabir – savoureux – où la langue française se contorsionne autour de mots et d’expressions arabes, placés là comme autant de points d’appui. Ourida parle ! et entend transmettre son énergie pour continuer la lutte. Les luttes. Car Ourida n’a cessé de combattre : contre le colonialisme, contre l’exploitation capitaliste, contre la domination des hommes ; à commencer par celle d’un mari veule, ivrogne et violent, un mari qui a trahi mais qui sera soutenu par les militants du FLN qui montent une expédition nocturne pour liquider la jeune nationaliste, droite et constante, elle ! Plutôt le joug colonial que la libération des femmes. Ourida, la fidèle militante, brosse une contre-histoire du nationalisme. Outre qu’elle rappelle la place des femmes dans la lutte pour l’indépendance, elle ose un « ce n’est pas un front de libération nationale c’est un front de dévastation nationale » ! Quatre ans avant le Printemps berbère et 40ans avant les manifestants des rues algériennes. Ourida est une nationaliste, une syndicaliste et une féministe évoluant dans le bidonville de Nanterre, cernée par le machisme, écrasée par la botte coloniale et exploitée par le patronat.

Fatiha mène d’autres combats, contre d’autres hypocrisies, d’autres tabous. Elle appartient à une autre génération et rêve d’émancipation. Si Ourida était une femme seule, seule aussi pour élever sa fille – n’était la molle tutelle de Youcef le beau-frère –, Fatiha aspire à vivre pleinement sa sexualité, en l’occurrence son homosexualité. Avec fermeté, la jeune femme condamne l’hypocrisie de sa société et préfère la sincérité et le courage des prostitués aux sournoiseries des respectables mères ou cousines. Mais Fatiha semble plus fragile – au point d’avoir tenté de se suicider – et, peut-être parce que ses ruptures sont plus radicales, est-elle davantage en proie au doute que son aînée. La force de l’une, les fragilités de l’autre font d’Ourida et de Fatiha deux femmes vivantes, attachantes.

Ni victimes, ni héroïnes, elles sont actrices de leur destin ; à tout le moins essaient-elles. Davantage que de « ruptures », elles portent une subversion/transgression d’un ordre social, d’un ordre masculin, sexuel et genré. Elles cassent les codes ! Dès lors, le combat, inévitable, est frontal pour Ourida, plus dans l’esquive chez Fatiha. Elles continuent de casser les codes, car point de religion ici – dans laquelle aujourd’hui on voudrait enfermer les femmes et de laquelle aujourd’hui d’autres se revendiquent quasi exclusivement.

Pourquoi Sayad n’a-t-il pas publié ces entretiens ? Tassadit Yacine esquisse quelques réponses. Il y aurait le caractère exceptionnel, « singulier », prêté – à tort ? – aux deux témoignages. Il y a les craintes d’affaiblir les luttes, de faire le jeu des conservateurs et autres racistes en brisant le front uni de l’immigration. Exit dès lors les droits des « minorités » (femmes et Berbères) et pas touche – du moins publiquement – à l’arabité, l’islamité, le patriarcat de l’immigration. Pour autant, les deux préfaciers rattachent le sociologue aux modernes études de genre, notamment parce qu’il contribue à faire de la prise de parole un acte politique et libérateur. Un acte d’une troublante actualité !