Champs libres : livres

Figures de l’Autre. Perceptions du migrant en France

Catherine Wihtol de Wenden, Paris, CNRS éditions, 2022, 240 p., 22 €.

historien, analyste et critique de la littérature arabophone et arabo-francophone

Catherine Wihtol de Wenden en se proposant de mesurer le « décalage entre les représentations et les faits ». Dans de denses développements, elle met en miroir ce que porte la recherche et ce que transportent les représentations de « l’Autre ». Terme générique pour dire l’étranger et tout le toutim de la sémantique qui embarque celui et celle qui débarquent dans des réductions et généralités. Il en est ainsi depuis la seconde moitié du XIXe siècle : Juif, étranger, travailleur immigré, OS, travailleur temporaire, frontalier, immigré, demandeur d’asile, réfugié, sans-papiers, migrant, mais aussi « beur », seconde génération, musulman, racisé, terroriste, intrus, concurrent, barbare, délinquant, traître, danger sanitaire…
Ces images et catégorisations peuvent se succéder, se chevaucher, disparaître et réapparaître, évoluer mais, depuis les années 1870, les stéréotypes – tous les stéréotypes ! – sont déjà là et s’appliquent à tous, toutes origines, religions et couleurs de peau confondues. Partant, ces « représentations de l’Autre en disent autant sur la société française que sur l’immigration elle-même ». Elles traduisent, trahissent, le souci de l’autochtonie et de pureté, la glorification des racines et du terroir, la fabrique du bouc émissaire et… « la peur [qui] est à l’origine de l’élaboration de cette figure de l’Autre ». « La rhétorique de l’envahissement […] n’est pas neuve » : peur du Juif, péril jaune, rouge, vert, noir… Les adultes joueraient-ils à se faire peur ? Pourtant, on ne joue pas : « les cultures de la peur sont indissociables d’une culture de l’ennemi » !

Aujourd’hui, ce sont les musulmans « aux allégeances venues d’ailleurs » (salafiste, djihadiste, fondamentaliste) qui inquiéteraient. Comme font peur le transnationalisme des réseaux face aux frontières, l’émergence de nouvelles frontières (à commencer par les banlieues), la transformation des relations entre citoyenneté et nationalité, les allégeances et citoyennetés multiples, les influences des pays de départ ou « le réfugié, figure idéal-typique du migrant de 2020 ».
Certaines « figures » interrogent. Ainsi de la resucée qui réduit l’immigration nord-africaine à sa dimension arabo-musulmane. Cela conduit à faire du Mouvement des travailleurs arabes, « créé à Marseille en 1972, le premier mouvement immigré organisé, en opposition à l’Amicale des Algériens en Europe », oubliant, comme souvent, que, dès 1967, l’Académie berbère, qui connut une solide base militante dans l’immigration kabyle, ferraillait déjà contre les gros bras de l’Amicale. Idem à propos de l’islam devenu « à partir des années 1980 […] un marqueur de l’altérité ». L’auteure montre ce que cette figure de l’Autre doit à l’extrême droite puis à la droite, comme aux compromissions de la gauche, mais passe rapidement sur les influences internationales (Iran ou pays du Golfe). Faire du foulard le marqueur d’une religion est aussi une figure construite, qui en dit plus sur celles et ceux qui le revendiquent que sur les « adeptes d’une laïcité radicale », (trop) vite épinglés ici en « islamophobes » proches, « sans toujours le savoir », des thèses de l’extrême droite. Quid enfin de nos modernes migrants ? Figure du nécessiteux en quête d’un eldorado de pacotille (un « imaginaire qui se nourrit de toutes les mises en scène de l’eldorado occidental ») ou une figure de la liberté, poussée par l’« absence d’espoir, [qui] est souvent à la source de la décision de quitter son pays » ?

Ces figures de l’Autre, l’auteure les a cherchées dans la presse, les ouvrages de sciences sociales, les mots-valises (« grand remplacement »), les idées reçues (prestations sociales ou rapport coût/bénéfice), les politiques publiques (gangrenées par l’extrême droite), les catégories juridiques (le réfugié a déboulonné l’immigré) ou encore le contexte conceptuel (de la lutte des classes des années 1970 au postcolonial et à la racialisation). Si des images désignent et enferment l’Autre, il en est, auto-créées, qui ne sont pas moins réductrices (beur, postcolonial, racisé…).
Après avoir déconstruit ces images, l’auteure recense les passerelles qui pourraient conduire à « une citoyenneté inclusive » : lutte contre les discriminations, penseurs et artistes (Jacques Derrida, Patrick Chamoiseau, Mireille Delmas-Marty…), associations et initiatives (Villesrefuge), sans oublier la construction d’une mémoire du vivre-ensemble par la mise en musées, à commencer par le Musée national de l’histoire de l’immigration, nouvel « instrument de cohésion sociale et culturelle » et « processus de construction et de définition de la nation ». Pour « ne plus se sentir étranger dans son propre pays ».