Champs libres : livres

Immigration, idéologie et souci de la vérité

Michèle Tribalat, Paris, L’Artilleur, 2021, 256 p., 20 €.

historien, analyste et critique de la littérature arabophone et arabo-francophone

Par un pompeux « souci de vérité », Michèle Tribalat fait ici la leçon à tous les mauvais élèves de la statistique relative à l’immigration. Jusqu’au malaise. Elle reprend la question de savoir si un débat serein sur l’immigration est possible – « un débat démocratique sain repose sur la confiance » – pour… la perdre sur les sentes accidentées du ressentiment. C’est l’impression que laisse ce réquisitoire contre les journalistes, responsables politiques et ci-devant collègues et, primus inter pares, François Héran, présenté comme le « “Pape” de la question migratoire en France ». Tout cela déconcerte car Tribalat est l’auteure de travaux de référence, et que souvent son argumentaire oblige. Le hic est ailleurs : il est dans ce catalogue de remontrances, vieilles parfois de plusieurs décennies, et des excès que traduit ce flot de sauvages amabilités déversées sur les uns et les autres : « fainéantise, à-peu-près, mensonge, imposture, mauvaise foi, méfiance, technique du doigt mouillé, malhonnêteté, parti pris idéologique, entourloupe, arrogance, prétention scientifique, venimeux » !

Difficile de débattre ; surtout que l’auteure vitupère les immigrationnistes qui tiendraient le haut du pavé avec « arrogance ». Pourtant, dans les médias, les cercles politiques, depuis l’extrême droite jusqu’à un centre aéré, on débagoule son hostilité contre les « immigrés » et leurs rejetons (Français !), au point de gagner les esprits et les urnes. La victimisation n’est pas de mise. Tribalat parle au nom des « gens ordinaires », brandit l’arme des « perceptions communes » contre les élites « du bon goût ». Cette petite musique est connue. Le débat, et « la confiance », ne méritaient-ils pas mieux ? Car, entre « le ciel des idées » et « les terrifiants pépins de la réalité », il y a urgence à débattre en laissant au vestiaire son idéologie. Toutes !
Tribalat ferraille. Fécondité des Français ? Il faut distinguer le taux et l’indicateur conjoncturel de fécondité pour vraiment mesurer le poids des immigrées dans les naissances. Flux migratoires ? Le solde migratoire serait une blague inventée pour les minimiser. Discriminations. Elles seraient surévaluées et instrumentalisées par une « conception victimaire » entretenue par un « militantisme académique ». Quid des témoignages, études, rapports du Défenseur des droits et autres ? Non ! L’auteure ne goûte guère « les déclarations sur le vécu » et autres « ressentis », qui ne seraient pas des faits ! Comme elle ne voit pas en l’immigration « une chance et une fatalité » (en soi cela n’est guère contestable), et refuse de la « minorer, relativiser ou naturaliser ». Mais point de billevesée du « grand remplacement » ici : « les chiffres contredisent l’essentiel de la thèse ».

Y aurait-il un tiers ou un quart de la population liée à l’immigration sur une, deux, ou trois générations ? Qu’est-ce que cela change ? N’est-ce pas une vieille tradition d’une terre et d’un peuple. Actualisez ! actualisez ! « À la louche » ou au trébuchet, les legs et les tendances demeurent. Combien de mahométans en France, abstèmes ou rabelaisiens, promis au diabète par trop de soda ingurgité ou à la cirrhose par goût de la dive bouteille ? Ici aussi, Tribalat anatomise la fourchette, entre 4,1 millions et 8,4 millions de personnes seraient d’origine musulmane. Le Conseil français du culte musulman retient cette dernière, « on comprend bien pourquoi » écrit-elle avec raison, même s’il « zappe la nuance “d’origine musulmane” ».
Qu’importent les subtilités de la statistique, il revendique tout : les tièdes et les durs, les soi-disant modérés et les intégristes, les purs et les convertis. Plutôt que de régler des comptes d’apothicaires ou du tout à l’ego, les frérots et les salafisées, tous poils et tissus confondus, avancent ! La réalité n’est pas statistique, elle est d’abord sociologique, psychologique, sécuritaire, éducative, etc. Statisticiens républicains de toutes les chapelles, unissez-vous !
Sources, catégories, méthodes, mises en perspective et finasseries d’experts forment le substrat des querelles de chiffres ou des joutes personnelles. Si certaines variations pèsent, quid des évolutions sociologiques, des relations interindividuelles, de la capacité d’un pays à faire siens des étrangers, parfois contre leur gré ? De cela, oualou ! Tribalat semble tracassée par « la descendance née en France », qu’elle marque au fer rouge de l’origine. Penser le contraire relèverait-il d’une naïveté de bobo adepte du couscous républicain ? Que nenni ! Personne n’a le monopole des « gens ordinaires » qui ne se mettent pas en bouteille. Tribalat invite à ne pas confondre « mission institutionnelle » et « morale ». Bien sûr, il faut se méfier de la moraline – et de l’infantilisation ambiante – mais ne faut-il pas aussi douter du monstre froid de la science et des savants jaloux de leur lego ?