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Le meilleur des jours

Le Meilleur des Jour est une miniature, une météorite littéraire dédiée à un homme rare et attachant : Behrouz, exilé iranien à Paris, éternel étudiant et père de la narratrice. En une centaine de pages, légères, drôles, alertes, attendrissantes, poignantes enfin quand elle évoque la maladie et la mort, Yassaman Montazami dresse le portrait d’une sorte de saint laïc, à mi chemin entre un personnage d’Albert Cossery et, moins pour le physique que pour son heureuse symbolique, un bouddha rieur. 

Car ce Behrouz ne travailla pas de sa vie entière, occupé qu’il était à la rédaction de sa thèse, à réfléchir sur l’injustice et les tartufferies de ce monde. Cette thèse consacrée à Marx, toujours virtuelle, fut "la grande affaire de sa vie", depuis la fin des années 60, où il s’inscrit à la Sorbonne en troisième cycle de sciences éco, jusqu’aux "questionnements sans fin" d’un homme ivre de connaissances qui amassa pas moins de 3 000 volumes et noircit des milliers de feuillets en farsi : "quand il aurait achevé ses travaux, la cause originaire de l’inégalité entre les hommes serait enfin révélée. (…) Le monde deviendrait meilleur".
Quand il ne travaillait pas à son philanthropique sujet de thèse, Behrouz fut un homme généreux, hospitalier, bon, ne dédaignant pas de temps à autre passer une journée à regarder la télévision en compagnie d’une engageante bouteille de whisky ou préparer, les nuits d’insomnie, un canard à l’orange qu’il présentait au petit déjeuner à sa fille, "la vie avec lui semblait un éternel 1er avril".

Et pourtant Behrouz revint de loin. Prématuré, le fils de Rosa était condamné à rejoindre le sort de ces autres enfants mort-nés. Jusqu’au jour où, poussant son premier cri, il s’éveilla à la vie et inonda de bonheur le cœur de sa mère qui le prénomma Behrouz, "le meilleur des jours" en persan. Un bonheur envahissant, exclusif, protecteur mais qui permit à l’adulte de vivre grâce aux seuls subsides maternels : célébrissime et richissime auteure de livres de cuisine, Rosa subvenait au besoin de la famille.
Pour Behrouz, comme son idole Karl Marx, (Cossery serait ici plus juste) : "les vrais révolutionnaires ne travaillent pas". Entendez ! Entendez ! les voix des ronchons, respectables ayatollahs d’une autre dictature, déverser le fiel de la responsabilité, de la valeur du travail, de la performance et de la nécessité de "compétiter" : ce Behrouz ne serait qu’un parasite, qui l’a facile de pouvoir vivre aux crochets de sa mère ! Mais l’homme fut plus poète que révolutionnaire, et s’il fut Le Meilleur des Jour, Behrouz fut aussi le meilleur des hommes. Hermétique aux notions de propriété et d’exclusivité, "être libre de son temps lui laissait également toute latitude de donner le sien" - à tous ! car "tous les êtres se valaient à ses yeux".
Ainsi, Shadi Khanoum, aristocrate, femme d’un colonel de l’armée impériale, nostalgique de l’ancien régime, fut hébergée par ce marxiste et gauchiste. Cela donna lieu à quelques blagues et provocations, mais toujours nimbées d’une épaisse et chaude couche d’humanité et d’affection. Pendant qu’une partie de l’opposition iranienne se préparaient des jours mauvais du côté de Neauphle le Château, chez Behrouz, se réunissait toute la gauche marxiste iranienne et "des dizaines d’exilés politiques" y était accueillies. Sa fille, qu’il considérait dès son plus jeune âge non comme une enfant mais "un sujet de plein droit doué d’un libre arbitre" évoluait dans ce monde d’adultes et de contestataires.
Son mariage avec Zahra ne fut pas une réussite. En fait Zahra, "privée des gênes de l’attachement", aima son mari mais…à sa façon. Cela ne les empêcha pas de vivre ensemble une trentaine d’années. Après leur séparation, elle continua de le recevoir une ou deux fois par an, à l’occasion de ses séjours à Paris. Car, à 55 ans, en 1997, au lendemain de l’élection du réformateur Mohammad Khatami, Behrouz s’en retourna en Iran après vingt ans d’exil, l’échec de son mariage et de sa thèse. L’amour patientait à Téhéran. Bibi, secrètement amoureuse de Behrouz depuis le temps lointain de la faculté, l’attendait encore. Avec Darius, son mari, ils formeront un ménage à trois. Darius était le moins choqué de cette trinité amoureuse et laïque. "Depuis le Révolution islamique, il souffrait d’une forme sévère de neurasthénie. Pour plaisanter, ses amis disaient que la chute de la monarchie avait principalement fait deux victimes : le shah et Darius". "Il avait presque cessé de parler", il fumait du haschish en écoutant du Boney M, retiré du monde au point que la tentative de suicide de sa fille ou les délires mystiques de son rejeton qui se prenait pour le douzième imam le laissaient indifférents. Seul le fantaisiste Behrouz réussit à le distraire. Complices, ils devinrent "les meilleurs amis du monde".

Ce retour en Iran sonne aussi l’heure des retrouvailles avec des anciens camarades de "l’armée des ombres", survivants du Shah et des mollahs. A la différence d’Adam dans Les Désorientés de Maalouf (Grasset 2012) ou de Nan Wu dans La liberté de vivre du sino américain Ha Jin (Seuil 2011), l’exilé se sent alors coupable face à ceux qui sont restés et ont souffert. "Il aurait voulu fuir" écrit Yassaman Montazami.
Avec ce Beyrouz, homme exceptionnel, lumineux, anticonformiste, profondément humain, on aurait souhaité partager quelques verres et deviser sur la marche du monde, l’écouter réciter ces vers du poète Hafez : "bois, car qui a vu comment s’achève l’œuvre du monde, s’est délivré prestement du chagrin et à pris la lourde coupe". Il faut remercier ici sa fille, pour ce texte, juste et incarné, offert comme en partage.

Mustapha Harzoune 

Yassaman Montazami, Le Meilleur des Jour, Sabine Wespieser, 2012, 138 pages, 15 euros.