Champs libres : films

Leur Algérie

Documentaire de Lina Soualem (France, 2020)

journaliste

Lina Soualem est à l’origine comédienne, et la fille des acteurs Zinedine Soualem et Hiam Abbas. Elle apprend un jour, en 2017, que ses grands-parents vont se séparer après 62 ans de mariage, fait extrêmement rare dans les couples maghrébins.

Suite à une résidence à Agadir, elle décide de se lancer dans un projet de documentaire dont ses grands-parents seront le cœur, d’autant qu’elle réalise qu’ils sont porteurs d’une mémoire orale dont elle ignore tout : leurs jeunes années en Algérie, leurs premières années d’exil en France, au fond, leur demi-siècle de vie française… Au départ, elle pense faire un portrait de sa grand-mère, extravertie et dissimulée derrière un rire permanent et nombre d’anecdotes… Lina Soualem se rend vite compte qu’elle appauvrirait l’histoire du couple et occulterait la figure du grand-père, certes plus énigmatique, mais non moins aussi riche d’un passé sur lequel il s’est toujours tu. Devant cet homme qui ne s’exprime guère, la jeune femme décide de le voir comme un homme du silence qu’on découvre à travers ses gestes, la façon dont il se déplace dans l’espace, sa manière de ne pas vouloir répondre aux questions. In fine, ce sont les autres qui parleraient de lui.

Il y a pourtant une séquence où il dévoile son émotion : la visite avec Lina de la coutellerie de Thiers (près de Clermont-Ferrand) où il avoue, larmes aux yeux : « J’en ai laissé des lames ! » Il y a en effet œuvré plusieurs décennies qui l’ont profondément marqué.

Autre émotion révélée, la relation à sa mère dont il a gardé les photos d’identité… Lina découvre ainsi, grâce aux agrandissements faits par son père, Zinedine, que la maman du grand-père était kabyle et venait de Tizi Ouzou. Le fils décide d’emmener tous ses frères et sœurs en France, sa mère se retrouvant seule en Algérie. Sur son visage, filmé par Lina, on sent que la blessure de la séparation maternelle n’a pas cicatrisé… Il avouera dans « la scène de Carrefour » où, à 88 ans, il passe ses journées, assis dans un coin, silencieux et replié sur ses souvenirs douloureux… ceux-là mêmes qu’on retrouve chez la grand-mère, elle aussi profondément marquée par la séparation familiale au-delà du déracinement. On mesure ici qu’on touche au traumatisme de l’enfance. Les deux divorcés ont choisi d’habiter deux immeubles qui se font face et, chaque jour, l’ex-épouse apporte au grand-père sa nourriture du midi et du soir, preuve que les liens conjugaux ne sont pas complètement rompus.

Lina Soualem a trouvé une caméra par un ami qu’elle a récupérée au retour d’Agadir. « Je sentais une urgence, dit-elle, je ne pouvais pas attendre d’écrire et de trouver des financements. Ma sensation d’urgence n’était pas vaine, j’ai bien fait d’aller filmer très rapidement car mon grand-père est décédé au moment de la post-production. À force d’insister par nécessité, de réactiver sa mémoire, de l’emmener dans certains endroits liés à sa vie, de lui montrer des photos, j’ai finalement trouvé le moyen pour qu’il s’exprime même s’il a finalement peu parlé, ses quelques mots racontent tellement de choses ! »

La richesse et la densité de Leur Algérie viennent aussi du fait que le film s’est construit sur trois années. Une première phase est constituée de repérages filmés dont certains sont restés dans le montage définitif. Après quoi, Lina a fait une deuxième résidence d’écriture en Algérie, aux Ateliers sauvages à Alger, puis elle a trouvé sa productrice Marie Balducchi chez Agat films. A suivi une première session de montage et de réflexion autour de la narration et de la structure du film avec la monteuse Gladys Joujou.

Le film commence par des images d’un film de famille du père, Zinedine, qui est acteur et implicitement réalisateur. Dans cette scène, il demande à sa mère de passer du bon côté de la table pour qu’on la voit servir à manger aux enfants. On le voit ensuite demander à ses parents de parler arabe devant la caméra. Suit un échange entre Lina et son père par Skype, puis arrivent les images, celles des deux appartements et le transport des repas entre les deux octogénaires. Et la caméra observe, laisse deviner à demi-mot quand la grand-mère dit qu’elle aimerait profiter du temps qui lui reste à vivre sans chercher à tout expliquer.

« La séparation est mon point de départ, explique encore Lina Soualem. Le début du film est à l’image de ce que j’ai traversé à ce moment-là. J’apprends qu’ils se séparent, je réalise que je ne sais rien de leur vie, qu’ils ne nous ont jamais rien raconté. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé entre eux, ni pourquoi ils se séparent à cet âge-là. Mon premier réflexe a été d’aller revoir toutes les images d’archives des années 1990 que mon père avait filmées, comme si j’allais trouver des réponses. Je n’y ai vu que des références à l’Algérie dont on ne me parlait jamais. Chercher à comprendre leur séparation m’a très rapidement renvoyé au pays, au déracinement et au silence que l’exil a imposé aux deux générations, celle de mon père et la mienne. En tentant de comprendre, j’ai trouvé un arrachement et en cherchant l’Algérie en eux, j’ai trouvé une douleur. »

Concernant sa grand-mère, Lina Soualem a tissé une grande complicité que l’on mesure à la cascade de rires que la vieille dame cache derrière sa main. Elle se livre plus facilement que le grand-père, jusqu’à raconter avec pudeur sa nuit de noces à 15 ans.

Leur Algérie et une belle saga familiale et l’on est impatient de voir le prochain film, qui s’attachera cette fois à raconter l’histoire de la fratrie de la maman, Hiam Abbas.