Politique et immigration

L’accueil des réfugiés ukrainiens : exception ou préfiguration ?

Face à l’afflux de millions d’Ukrainiens fuyant l’invasion russe, la solidarité a été unanime en Europe, de la Pologne à la France, dans les médias et dans les formations politiques. 
Dès le 25 février 2022, sur Europe 1, le député Modem Jean-Louis Bourlanges, déclarait que les Ukrainiens constitueraient en France une « immigration de grande qualité, dont on pourra tirer profit ». Le 28 février, le ministre délégué aux Transports M. Jean-Baptiste Djebbari et le PDG du groupe SNCF décrétaient la gratuité des TGV et Intercités pour les réfugiés ukrainiens. Très vite, la question de l’universalité de la protection accordée et du droit d’asile a été posée. Ainsi, le 1er mars, le syndicat CGT-cheminot demandait d’élargir la gratuité à l’ensemble des réfugiés, estimant qu’il n’y a pas lieu de sélectionner « les bons ou les mauvais réfugiés ». De son côté, en réaction aux déclarations de M. Bourlanges, le journaliste Yaël Goosz interrogeait : « il y aurait donc des réfugiés moins utiles... Parce que culturellement trop différents ? Pas chrétiens ou pas Européens ? (...) Comme s'il fallait dire « accueil de réfugiés » en parlant des Ukrainiens, mais « crise des migrants » si on évoque le sort des Irakiens, des Syriens ou des Afghans ! » (France Inter, le 2 mars). 

Image
Ukrainians aboard Corsica Linea's "Méditerranée" ferry, May 2022
À bord du ferry "Méditerranée" de la Corsica Linea, mai 2022 (reportage photographique de Sandra Mehl). Le ferry qui dessert habituellement la ligne Marseille-Alger a été transformé en un centre d'accueil pour les réfugiés ukrainiens. À quai dans le port de Marseille, il accueille à bord près de 930 personnes. Doté de 500 cabines, il offre une solution d'hébergement, de restauration mais également un accompagnement social, médical et une aide à l'emploi.
© Sandra Mehl

Loi de proximité

Une règle semble régir les questions migratoires : déplacés et exilés, surtout pour les plus pauvres, ne s’aventurent guère loin de chez eux et de leur pays. Il en est ainsi des Ukrainiens comme des Soudanais, des Syriens, des Afghans ou des Vénézuéliens. Accueil, plus ou moins consenti, et solidarité, plus ou moins effective, sont d’abord et mécaniquement locales, de sorte que la loi dite de proximité s’est ici aussi appliquée.
Il est vrai que dans le même temps périssaient en Méditerranée des dizaines d’hommes et de femmes. Il est vrai aussi que les travailleurs migrants et les étudiants étrangers résidant en Ukraine, qui fuyaient eux aussi la guerre, ne bénéficièrent pas de la même solidarité. Pour leur malheur, ces quelques 215 000 non-Ukrainiens (OIM) venaient d’Afrique ou d’Inde. Ils furent triés, victimes d’humiliations, de violences, de refoulements et d’enfermement dans des centres de détention avec confiscation des téléphones portables… par les autorités douanières, ukrainiennes et polonaises notamment. Ces nombreux cas de racisme documentés provoquèrent alors une vague d’indignation.

« Accueil de réfugiés » ou « crise des migrants » ?

Dans le n° 1337 de la revue Hommes & Migrations, le chercheur François Gemenne rappelle qu’en 2015 plus de 1,5 millions de réfugiés syriens fuyaient la guerre civile et, déjà… les bombardements russes. Ces Syriennes et Syriens ne bénéficièrent pas du même élan de solidarité. Leur arrivée provoqua des tensions entre les États membres de l’Union européenne, incapables de déterminer une politique commune en matière d’accueil et d’asile des réfugiés. Un consensus s’imposa de facto : stopper « la vague migratoire », quitte à composer avec la Turquie, la Lybie ou d’autres pays dits « de transit ». En 2022, face à un nombre de réfugiés supérieur et en l’espace de deux mois « à aucun moment n’est évoquée une rupture des capacités d’accueil ou la lutte contre l’immigration clandestine : au contraire, l’accueil s’impose comme un impératif moral autant que juridique » souligne F. Gemenne.

Pour expliquer cette mobilisation exceptionnelle en faveur des Ukrainiens, plusieurs arguments ont été avancés : l’agression par un État tiers, le fait que les femmes et les enfants forment la majorité des réfugiés et l’importance des retours. De même, pour nombre d’observateurs, ce conflit pourrait préfigurer des enjeux géopolitiques plus vastes. Pour autant, malgré ce qui semble être une application à géométrie variable du droit d’asile, 80 intellectuels issus de pays dont les demandeurs d’asile ne bénéficient pas de la même prévenance et dont la population est plutôt favorable à Vladimir Poutine, ont appelé à ne pas se tromper « de combat ! Il faut soutenir les Ukrainiens sans calcul ni réserve » parce que « la liberté doit être défendue partout. » (Le Monde 18/04/22).

Les enseignements de la crise ukrainienne

En assouplissant les contrôles aux frontières extérieures, en permettant le libre choix du pays d’installation dérogeant ainsi au règlement Dublin, en activant le mécanisme de protection temporaire (permettant d’accéder au séjour, au travail, à des droits sociaux), l’Union européenne a bouleversé ses règles en matière d’asile. Si la crise ukrainienne n’a pas encore donné tous ses enseignements, elle soulève déjà de nombreuses réflexions et l’hypothèse de nouveaux « paradigmes » en matière d’asile et d’immigration :

  •  Avec l’arrivée de réfugiés ukrainiens, la distinction entre migrants et réfugiés s’est trouvé fragilisée, indiquant, « que la distinction relève davantage de choix de politiques publiques que de la nature réelle des flux migratoires. (…) En fait, l’empathie pour certains exilés et la déshumanisation pour d’autres ne dit rien sur les Ukrainiens ou sur les Afghans, mais davantage sur les personnes qui font de telles distinctions » écrit Matthieu Tardis responsable du Centre migrations et citoyennetés de l’Institut français des relations internationales/IFRI (Le Monde 17 mai 2022).
  • Si l’accueil des personnes exilées et le droit d’asile relèvent de la volonté politique des États, notamment en matière de coordination des acteurs pertinents, la crise ukrainienne a montré que la mobilisation des associations, des collectivités locales et du secteur privé fonctionne. Cette coopération État-Collectivité-Société civile est-elle une préfiguration ou une mobilisation exceptionnelle pour un contexte exceptionnel ?
  • La nouvelle unanimité européenne annonce-t-elle une harmonisation des politiques européennes, à tout le moins la possibilité de voir bouger les positions, en matière d’asile et d’immigration ? Il semble que non comme le montre le Conseil européen de février 2023 où l’unanimité semble plutôt porter sur un durcissement des actions extérieures, des contrôles aux frontières, des retours et réadmissions.
  • La mobilisation en faveur des Ukrainiens aidera-t-elle à mieux faire comprendre les réalités migratoires et à sensibiliser plus largement aux conditions d’accueil d’autres populations exilées, à l’image des Afghans, des Syriens, ou de Soudanais ? Peut-on imaginer que demain « l’application de la convention de Genève de 1951 devienne véritablement universelle » demande F. Gemenne (Hommes & Migrations) ?

Mustapha Harzoune (janvier 2023)

Sources :

  • François Gemenne, Hélène Thiollet, « L’accueil des réfugiés ukrainiens et l’universalité du droit d’asile », Hommes & Migrations 2022/2 (n° 1337), pages 180 à 184. Accéder à l'article en ligne
  • Matthieu Tardis, « Accueil des réfugiés d’Ukraine : l’Europe vit ce que d’autres régions du monde connaissent depuis le début du XXIᵉ siècle », Le Monde 17 mai 2022. Accéder à l'article en ligne sur le site de l'Ifri
  • L’appel de 80 intellectuels : « Ne nous trompons pas de combat ! Il faut soutenir les Ukrainiens sans calcul ni réserve ». Lire l'appel
  • Conclusions du Conseil européen de février 2023. Accéder au texte en ligne