Portraits : des histoires singulières

Alphonse-Marie Toukas

Né en 1935 au Congo, alors colonie française
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Alphonse-Marie Toukas, "Je vis ici et maintenant" © Atelier du Bruit
Alphonse-Marie Toukas, "Je vis ici et maintenant" © Atelier du Bruit

"Je vis ici et maintenant"

1935 : Naissance villageoise au Congo, alors colonie française.
1950 : Arrivée à Brazzaville, comme interne au pensionnat
1959 : Fonde son orchestre, le Sympathique Jazz
1962 : Formation aux métiers de la radio à Paris
1993 : Troisième exil pour la France

Moi, j’ai pris la vie du bon côté. Ma mère me disait toujours : “Il y a une seule chose importante sur la terre, c’est le souffle. Tant que tu respires encore, rien n’est perdu.” Et c’est vrai ! Trois fois en tout, je suis retourné au pays, et trois fois j’ai dû revenir en France. Là, ça suffit. Je vais mourir ici, je crois bien. Je n’ai pas la nationalité française, parce qu’à chaque fois, à la Préfecture, il m’a manqué un papier. C’est l’acte de décès de mon père, il a été perdu, avec tous les troubles qu’il y a eu au Congo. Donc je reste congolais à vie, à Paris. Si j’avais pu finir ma vie dans l’ambiance des fêtards de Brazzaville, je serais reparti encore un coup. Mais j’en ai pris mon parti, parce que c’est pas la peine de s’appesantir sur les choses qui ne marchent pas comme on voudrait. Je vis ici et maintenant. Aujourd’hui, c’est mon jour, et personne ne peut me l’enlever. Demain, on verra. Il faut rendre grâce de la minute vécue. Ça aussi, c’est ma mère qui me l’a appris. Plus je vieillis et plus je me dis qu’elle avait raison.

Alphonse Marie Toukas. Souvenirs d’une enfance en-chanté
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Acculturé à 50 %

Je suis né en 1935. Mon père était mort trois mois après ma naissance, d’une maladie de l’estomac. C’était un enseignant, il apprenait l’alphabet aux petits enfants. Et puis en même temps, comme il était catholique, c’est lui qui a introduit l’Eglise dans nos régions, à l’époque. Son premier fils, mon grand frère, est même devenu prêtre. En Afrique, on est syncrétiques. C’est à dire que même si on va à la messe, qu’on prend la communion et qu’on va à confesse, on nous enlèvera jamais de la tête qu’il y a aussi d’autres pouvoirs à l’œuvre et en particulier, des sorciers. Même en Europe, ça existe, les sorciers, mais les gens n’y croient plus. Je suis un acculturé à 50% seulement, malgré l’école des missionnaires, à Minduli. Ils nous avaient vraiment appris les bases pour être à l’aise en société. Jusqu’aux danses de salon, valse et tango, pour briller dans les réceptions ! Mais s’il le fallait, je crois que je saurais encore chasser. Et je n’ai jamais oublié ni les chants, ni les danses, ni les contes de mon enfance. D’ailleurs, en ce temps-là, même les curés suivaient un peu les coutumes du pays sans oser trop trancher dedans. Quand les gens se trémoussaient tout nus au clair de lune, ils avaient beau dire que le diable est dans la danse, ils ne l’empêchaient pas carrément. A 15 ans, je suis allé comme interne à Brazzaville, toujours chez les prêtres, et après le bac, j’ai décidé de commencer à travailler pour m’occuper de ma mère. J’avais 22 ans. A l’époque, comme les cadres étaient difficiles à trouver, les sociétés allaient guetter les collégiens pour les recruter avant même la sortie. Tout le contraire de maintenant, où ils sont bourrés de diplômes, mais tous au chômage. Donc, j’ai trouvé facilement à m’employer comme contrôleur aérien à l’aéroport Maya-Maya. J’ai dû partir au bout d’un an, à cause d’un problème avec un collègue, un Français, qui a commis une grave erreur d’aiguillage et provoqué un accident. Il a prétendu que c’était moi, le fautif. J’ai été innocenté et lui renvoyé, mais après ça, je ne pouvais plus rester, vous pensez ! Un Noir qui fait virer un Blanc, c’était impossible à avaler pour la colonie.

M’as-tu-vu-iste en costume tergal

Après j’ai travaillé un peu aux PTT, mais ça m’ennuyait à mourir, puis à la Shell six autres mois, avant de décider que j’étais pas fait pour la vie de bureau. C’était les années de l’autodétermination, 1958- 59, et la capitale de l’Afrique équatoriale française était quand même la ville la plus émancipée du continent, en dehors de l’Afrique du Sud. Ensuite, seulement ensuite, venait Dakar. Bien sûr, il y avait la petite société blanche, avec son esprit étroit, mais on s’en fichait pas mal. On allait au dancing, au cinéma, et on frimait en costumes tergal. Je me suis pas tellement intéressé aux événements de l’indépendance. Mon frère le curé m’avait dit: “Tu peux faire tout ce que tu veux, sauf la musique et la politique.” J’ai pas pu m’empêcher pour la musique, mais j’allais pas enfreindre deux interdictions d’un coup ! J’avais créé mon groupe, le Sympathique Jazz. On jouait dans les bars africains en semaine, et le week-end chez les Blancs. Rumba pour les uns et pour les autres, Tino Rossi et surtout Dario Moréno, moi j’adorais ce type-là. L’argent rentrait, la vie était belle. J’étais un dandy incontrôlable, un m’as-tu-vu-iste !

De Radio Congo à l’ORTF

Je vivais avec maman et j’avais acheté une grande concession pour toute une smala de neveux, nièces et cousins. J’oublie de dire que j’avais fauté pendant mes années de collège et j’avais aussi une fille, que j’ai reconnue et élevée. Un jour, après un concert, un journaliste de Radio Congo m’a proposé de devenir animateur chez eux, il trouvait que j’avais du bagout. J’ai créé une émission de variétés en public qui marchait très bien. On était en pointe, le Congo avait été le premier pays de toute l’Afrique à avoir la télévision. En 1962, grâce à un concours de la coopération française, je suis allé à Paris pour me former à tous les métiers de la radio : journalisme, réalisation, animation. J’habitais à MaisonsLaffitte, en banlieue parisienne, j’ai même chanté à la chorale de la paroisse pour le 700ème anniversaire de la cathédrale de Chartres. Ce que j’ai tout de suite aimé de la France, c’était les gens. Cette année-là, je me suis beaucoup baladé dans les campagnes, dans la Drôme, en Normandie, en Bretagne, en Gascogne. A l’exception de quelques individus, il n’y avait aucune hostilité, même si certains n’avaient jamais vu de “nègre”.

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Alphonse-Marie Toukas, le micro. Chanteur, acteur, animateur, journaliste, ethnologue : l’homme-orchestre Toukas a un instrument de prédilection, son micro, qu’il a déposé au Musée pour l’exposition permanente © Atelier du Bruit

Chère correspondante

On me regardait avec des grands yeux, on a même demandé à toucher mes cheveux ! Mais il n’y avait pas cette méfiance un peu générale qu’on constate maintenant. Pendant les années de collège, j’avais correspondu avec une petite Française de mon âge, c’était les curés qui nous organisaient ça. On s’était écrit pendant dix ans. Elle habitait Saint-Etienne. Elle m’a proposé de venir la voir et on s’est adoptés tout de suite. Tellement qu’on a décidé de se marier. Y a eu aucune histoire avec ma bellefamille. Par contre, mon frère le curé a écrit une lettre furibonde : chez nous, si tu épouses une femme étrangère, on a toujours peur que tu sois perdu pour la famille. On s’est marié à Paris, on a fait une joyeuse fête avec les amis. Par la suite, on a eu deux enfants, une fille et un garçon.

Les Français, les Russes, les Cubains

L’année suivante, la troisième de notre indépendance, on est retourné au Congo et là, révolution ! Au début, j’ai continué à travailler à Radio Congo, mais les Russes sont arrivés, et les Chinois, les Egyptiens, les Algériens, les Cubains etc. Tous avec la manie de l’espionnite. Le régime est devenu de plus en plus dur, ils ont commencé à arrêter à droite, à gauche. Enfin, ça s’est gâté, et je suis parti en catastrophe. En France, j’ai passé un autre concours, je suis resté trois ans à travailler ici et là, et puis j’ai cru à tort que chez moi, ils s’étaient un peu calmés. J’ai fait une nouvelle tentative en 1966, qui n’a duré que quelques mois. Après tout, Paris, ça m’allait bien. J’ai fait plein de choses à la radio : Radio France Internationale, France Inter, France Culture… J’ai eu un autre orchestre, le Kilimandjaro, et une troupe de théâtre, Tous des Frères. L’agitation permanente ! Maintenant, je montre mes photos de star à mes petits-enfants, avec Johnny ou Nougaro, et je leur raconte le jour où Eddy Constantine s’est mis à pleurer dans le studio. Ça les épate et moi, ça me fait rigoler. C’était bien tant que ça a duré.

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Alphonse-Marie Toukas, le tabouret. Un objet qui sait d’où l’on vient, à garder toujours près de soi : c’est l’un des conseils maternels qu’Alphonse-Marie a suivi fidèlement. Son tabouret lui évoque la mère qui n’est plus là, le pays qu’il a dû laisser. Il raconte © Atelier du Bruit

Guerres africaines

C’est en 1983 que je suis reparti pour la dernière fois, pour être auprès de ma mère. Là-bas, j’ai continué à faire l’animateur et l’homme-orchestre, “Monsieur Sourire”, comme on m’appelait. Finalement, à Brazzaville, j’ai ouvert un magnifique complexe de loisirs, avec deux salles de restaurant, une scène de spectacle et une grande terrasse au bord du fleuve, en face de Kinshasa, L’Escale de la Corniche. Quand ça a commencé à barder, en 1992, j’ai bien essayé de tenir le coup mais j’ai dû tout abandonner l’année suivante. Et maintenant, là-bas, tout est dévasté. Ces guerres africaines, ça arrange bien l’Occident. On fournit les armes aux combattants des deux côtés et une fois les pays détruits, on peut leur vendre tout le reste. Sur place, on en trouvera toujours qui sont prêts à tuer pour ceci ou cela. Ça, c’est l’humanité. Je préfère me camoufler derrière le Yi King et d’autres éléments de la spiritualité. Je suis du signe de la balance et j’aime bien l’harmonie. C’est ce que j’ai appris à mes enfants, à toujours garder le sens de la famille et à s’aimer entre eux, à ne pas laisser les petites brouilles prendre de la place parmi nous. Et puis je veux pas parler de politique, ça me réussit pas.