Portraits : des histoires singulières

Houssen Mze Hamadi

Né en 1976 près de Foumbouni, sur l’île de la grande Comore
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Houssen Mze Hamadi, changer sa vie © Atelier du Bruit
Houssen Mze Hamadi, changer sa vie © Atelier du Bruit

Changer sa vie

1976 : Naissance près de Foumbouni, sur l’île de la grande Comore
1994 : Baccalauréat à Majunga, à Madagascar 1995 Arrivée en France avec un visa de tourisme
1998 : Porte-parole des Comoriens dans la Coordination marseillaise des sans-papiers
2006 : Etudiant en droit public à Aix-en-Provence, journaliste à Radio-Galère

Partir, c’est une tradition des Comoriens, une habitude. Il y a toujours du va-et-vient. On s’en va pour les études, pour travailler, c’est la continuité des générations. Pendant la colonisation, les Comores étaient rattachées à Madagascar et beaucoup émigraient là-bas. Ils allaient aussi en Tanzanie et au Kénya, à Zanzibar ou bien à Mombasa. À Madagascar, les Comoriens ont commencé à travailler sur les bateaux, et de là, juste avant la Seconde Guerre mondiale, certains ont été affectés en France, à Marseille surtout, et à Dunkerque. Mais ils n’étaient pas nombreux. La majeure partie est venue après l’indépendance, en 1975. Dans ma famille, l’oncle de ma mère a été le premier à partir, dans les années 40. Il avait appris le métier de marin à Madagascar. Ensuite, en 1962, il y a eu le frère de ma mère, qui a pris sa retraite il y a longtemps et qui faisait très souvent la navette avec les Comores. Je le connaissais bien, c’est peut-être lui qui m’a donné l’idée de m’en aller. Mais aujourd’hui, on ne trouve plus de travail sur les bateaux. Les compagnies ont été privatisées.

Dijoni Marseille

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Houssen Mze Hamadi, archive. Houssen, le premier sur la gauche avec ses amis de jeunesse des Comores, fin des années 97, chez sa sœur à Marseille © Collection particulière Houssen Mze Hamadi, Atelier du Bruit.
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Houssen Mze Hamadi, archive. Houssen, de dos, avec deux de ses amis des Comores, fin des années 97, chez sa sœur à Marseille © Collection particulière Houssen Mze Hamadi, Atelier du Bruit.

Mes parents se sont rencontrés à Madagascar, où l’oncle de ma mère, le marin, avait acquis des terrains. Dans sa jeunesse, ma mère y allait souvent pour faire le commerce. Ils se sont installés dans son village à elle, sur la Grande Comore, dans le sud-est de l’île : ça s’appelle Dijoni, à consonance de Dijon. C’est là que je suis né. Mon père est reparti tout de suite après ma naissance, je ne l’ai connu que quand je suis venu en France, à l’âge de presque 20 ans. Il avait vécu à La Réunion, où il avait connu une femme et s’était remarié, ils ont eu cinq enfants. Il a eu alors sa nationalité française. Mais il n’avait pas dit qu’il avait d’autres enfants aux Comores. C’est pour ça qu’ici, les choses ont été difficiles pour moi, alors que ma grande sœur, elle, avait pu avoir ses papiers tout de suite. Entre temps, la loi Pasqua avait changé les choses. Mon père s’est installé à Martigues, tout près de Marseille, avec sa famille, alors qu’il était déjà à la retraite. À La Réunion, il a travaillé. Maintenant, il se repose.

Classe d’âge

Donc moi, je suis né dans ce village, tout près d’une grande ville appelée Foumbouni. Même si c’est la campagne, il y a beaucoup d’intellectuels. C’est comme ça que nous étions dix copains du même âge à passer le bac et c’est plutôt exceptionnel pour un si petit village. Dans ma famille, on est cinq enfants, mais quand j’étais petit, on ne faisait pas vraiment de distinction entre celui qui est né de tel ou tel, frères, cousins, copains. La vie est communautaire : tu te lèves le matin et tu te débrouilles, tu n’attends pas que ta mère s’occupe de toi. On se connaît tous, on peut aller manger chez l’un ou l’autre sans problèmes. Il n’y a pas de souci comme ici avec les enfants. On grandit avec ceux de sa classe d’âge. Il n’y avait pas d’école sur place, donc on allait en ville à pied, tous ensemble, plus de 14 kilomètres tous les jours, chaque matin et chaque soir. Maintenant, là-bas, ils ont le goudron, avec des voitures et un autobus. Mais nous, on avait pas même un vélo. D’ailleurs, je ne sais toujours pas faire du vélo.

Le grand lycée Saïd Mohamed Cheikh

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Houssen Mze Hamadi, archives. Houssen avec ceux de ses camarades de lycée comoriens à avoir, comme lui, immigré en France. Il est le deuxième à partir de la gauche © Collection particulière Houssen Mze Hamadi, Atelier du Bruit.

L’autre différence d’avec maintenant, c’est que la nouvelle génération ne croit plus à l’école, même s’ils ont ouvert la primaire au village, aujourd’hui. Et pour faire des études, il faut pouvoir s’offrir le privé, parce que les profs du public ne sont même plus payés et font la grève de plus en plus souvent. Les choses ne font qu’empirer. Ce sont les grèves, déjà, qui nous ont fait partir, avec ces neuf autres garçons de mon village : on avait décidé d’aller passer le bac à Moroni, au grand lycée Saïd Mohammed Cheikh, pour mettre toutes les chances de notre côté. Un monsieur du village, qui avait fait l’armée en France et possédait un terrain à Moroni, nous a permis de construire une cabane sur une petite parcelle. On a vécu tous là une année. Moi, j’étais très fort en histoire et j’avais décidé que j’irais en France pour devenir historien. Mais cette année de Terminale a été décrétée année blanche, alors on est tous allé passer le bac à Madagascar. Comme chacun de nous désirait étudier, on devait de toute façon partir à l’étranger, puisqu’il n’y a pas d’université aux Comores.

Terre promise

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Houssen Mze Hamadi, portrait au pied des escaliers de la Gare Saint Charles, Marseille 2007 © Collection particulière Houssen Mze Hamadi, Atelier du Bruit.

Là, on s’est dispersé, certains allant à Tananarivo, tandis que j’étais inscrit à Majunga, où j’avais de la famille. Mais on s’est tous retrouvé en France ensuite. Avec ces amis-là, des fois, on s’appelle, mais petit à petit, on se perd de vue. Deux seulement sont retournés au pays. J’ai eu mon bac sans problèmes et je me suis préparé pour rejoindre en France ma sœur aînée, mes cousins et mon père. On échangeait souvent des nouvelles, par les Comoriens qui allaient et venaient. Ça a demandé un peu de temps, mais j’ai obtenu un visa de touriste. Ma famille de France m’a aidé à acheter le billet, je crois que c’était 7 000 francs à l’époque. Je suis arrivé le 14 décembre 1995, dans le froid. Je n’avais sur moi qu’un petit tricot. Ma sœur avait envoyé des parents de la région parisienne à l’aéroport, parce qu’il n’y avait pas de transports, il n’y avait rien, avec les grèves. Ils m’ont prêté des vêtements. Le train ne marchait pas, tout était bloqué, je ne comprenais rien. Finalement, j’ai trouvé un avion pour Marseille.

Sans papiers

C’est là que j’ai perdu toutes mes illusions. Je ne connaissais rien et je m’étais fait beaucoup d’idées, comme quoi j’allais tout de suite commencer à étudier à l’université. Mais à chaque fois que je me présentais dans un établissement, on me demandait le visa d’étudiant que je n’avais pas. Finalement, j’ai compris que je ne pouvais rien faire et je suis tombé dans le désespoir. Je n'avais aucun moyen d’entrer à la fac et je ne pouvais pas travailler non plus, alors que j’avais emprunté à beaucoup de monde pour arriver ici. De fin 95 à 97, je suis resté dans un trou. J’avais peur de quitter la maison, je vivais à droite ou à gauche, chez ma sœur ou chez mon père. Je ne voulais plus sortir, par peur de me faire arrêter et expulser. J’étais comme une ombre, un fantôme. Souvent, je pensais au suicide comme la seule solution. J’aurais pu aussi retourner chez moi. Mais comment expliquer que je rentre sans rien, seulement avec des dettes ?

La face cachée de l’émigration

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Houssen Mze Hamadi, archive. Houssen posant peu après son arrivée (il ne se souvient pas des dates exactes, mais vers 1996-97, sa période de clandestinité) dans un autobus de la RTM © Collection particulière Houssen Mze Hamadi, Atelier du Bruit.
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Houssen Mze Hamadi, archives. Houssen posant dans un bateau « pour les touristes » au Vieux-Port, peu de temps après son arrivée (années 96-97, il ne se souvient pas) © Collection particulière Houssen Mze Hamadi, Atelier du Bruit.

C’est la face cachée de l’émigration, celle qu'on découvre seulement quand on est ici. Si on m’avait prévenu quand j’étais encore aux Comores, je pense que je ne l’aurais pas cru, je n’aurais pas voulu écouter. Parce que là-bas, tu as la nostalgie, tu as envie de voir ce que tu ne peux pas voir. Et de toute façon, tu te dis que tu n’as pas le choix, parce que le pays s’enfonce. La première cause de départ, bien sûr, c’était les études, mais après, on sait très bien, on part pour changer sa vie. Aux Comores, quand tu n’as pas de diplôme, c’est très difficile de survivre, donc les gens pensent aussi à émigrer pour le travail. Si on ne permet pas aux gens de se réaliser au pays, on sera toujours dans la navette. C’est pour ça que la classe ouvrière comorienne est en France. D’ailleurs, elle s’en sort mieux que les gens comme moi. Parce que si tu as fait trois, quatre ans d’études supérieures, tu ne vas pas aller faire la plonge au Vieux Port pour 1 000 euros par mois. Et c’est ça, les emplois qu’on peut trouver.

À la Belle-de-Mai

La CGT, j’en ai entendu parler par hasard. J’étais passé à Félix-Pyat, dans le quartier de la Belle-de-Mai, pour visiter une association d’aide aux immigrés comoriens, c’était après les élections législatives de 1997. Comme j’ai vu beaucoup de gens rassemblés, je suis entré par curiosité. C’était le comité des chômeurs de la CGT qui tenait ce bureau pour les sans-papiers. On m’a expliqué que je pouvais remplir un dossier pour la régularisation et à partir de là, j’ai commencé à aller aux réunions. On faisait des manifestations collectives pour aller déposer les dossiers à la Préfecture. J’étais enchanté parce que je ne m’y attendais pas, j’étais habitué à rester dans mon coin. Après la sortie de la circulaire Chevènement de 1997, un bon nombre ont été régularisés, mais surtout ceux qui avaient des enfants. Alors on a continué le mouvement et l’année suivante, en 1998, on a occupé le diocèse. Moi, je ne prenais jamais la parole, je participais aux actions, tout simplement, mais j’écrivais beaucoup de notes.

Porte-parole

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Houssen Mze Hamadi, archives. Avec deux compatriotes comoriens de la Coordination, lors d’un meeting à Narbonne, 1998 © Collection particulière Houssen Mze Hamadi, Atelier du Bruit.  

Un jour, Charles Hoareau, le responsable CGT des chômeurs à Marseille, est venu vers moi et m’a vu en train d’écrire. Il a lu par-dessus mon épaule et puis il a dit: "Voilà, j’aimerais qu’on désigne ce monsieur, je ne le connais pas, mais je pense qu’il peut être un bon représentant." Ensuite, on a voté pour des délégués, et j’ai été élu pour la communauté comorienne – qui était majoritaire –, avec Aminata, qui représentait plutôt l’Afrique de l’Ouest, et quelqu’un d’autre aussi pour la communauté maghrébine. Donc, j’ai appris beaucoup de choses, et en même temps, on ne vivait plus que pour le mouvement. On voyageait beaucoup, on allait à Paris pour la coordination nationale, on manifestait sans arrêt. On dormait quelquefois à l’hôtel, souvent dans les foyers avec les immigrés. Ça m’a permis de connaître très bien les lois et de fréquenter des gens importants.

Plaider la cause

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Houssen Mze Hamadi, portrait, dans le studio de Radio Galère, Marseille 2007 © Collection particulière Houssen Mze Hamadi, Atelier du Bruit.

Je ne pense pas que ça a servi directement pour avoir les papiers, c’est même plutôt l’inverse. Avec des attaches familiales françaises, je rentrais parfaitement dans le cadre de la circulaire, mais quand je me suis présenté au guichet, après l’occupation, ils m’ont dit: "Pour vous, pas question". Puis le souspréfet m’a convoqué : "Je ne vous régularise pas parce que vous êtes un meneur, au contraire même. Je le fais à titre humanitaire." Je ne voulais pas plaider ma propre cause, un porte-parole, ça doit parler seulement pour les autres. J’ai eu la carte de séjour d’un an en juin 1999, et celle de dix ans en 2001. J’ai continué à travailler pour le mouvement comme permanent, mais je devais aussi trouver du travail. Heureusement, je suis tombé à Radio Galère, ça m’a permis de continuer la lutte et d’apprendre le journalisme sur le tas. Je faisais notamment l’émission pour les sans-papiers, et je suis très calé sur le droit des étrangers, qui n’arrête pas de changer –– encore plus depuis que Sarkozy est arrivé comme ministre de l’Intérieur, puis comme président.

Ecouter Houssen Mze Hamadi (4m35)

Houssen Mze Hamadi, "Radio-Galère, bonjour !" © Atelier du Bruit
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Un autre monde

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Houssen Mze Hamadi, domicile, portrait. Marseille 2007 © Collection particulière Houssen Mze Hamadi, Atelier du Bruit.

J’ai connu la souffrance des sans-papiers, alors je peux partager, parler avec les gens, essayer de redonner confiance. Mais c’est dur, de voir tout le temps la misère. Ça me pèse. Je n’ai pas le téléphone, parce que j’ai besoin de rester anonyme. Des fois, j’ai envie de m’échapper, d’aller dans un autre monde. Comme quand je vais au théâtre, avec les billets qu’on nous donne à la radio ; je me régale. Souvent je me sens seul, même si je vois toujours du monde. J’ai très peu d’amis. Je ne veux pas rester toute ma vie à lutter, j’ai envie d’avoir une vie comme les autres. Alors en 2006, je me suis inscrit à la fac de droit, à Aix-en-Provence. L’objectif du voyage, quand même, c’était les études, et puis je m’y connaissais déjà un peu. J’ai eu les examens du premier coup, l’année dernière. J’ai travaillé dur et je continue. Je suis encore dans l’épreuve, puisque je ne suis pas encore arrivé à atteindre mon but. Mais parfois, j’ai peur de ne jamais réussir à trouver un travail normal.

Halima

Heureusement, j’ai eu la chance de rencontrer une femme, elle s’appelle Halima, elle est d’origine comorienne, elle aussi, mais elle a la nationalité française depuis longtemps. Elle habite dans les Quartiers Nord de Marseille, comme moi. C’est une femme qui se bat. Elle fait des études, elle a voyagé et si ça va toujours bien entre nous, je crois qu’on va se marier. On fera une fête ici, avec les amis, mais pas ces grands mariages qu’on fait dans la tradition du pays, qui gaspillent beaucoup d’argent et d’énergie. J’ai appelé ma mère et je lui ai annoncé, voilà tout. Il y a des traditions qu’il faut préserver, et d’autres qu’il faut casser. Moi, je n’ai pas le mal du pays, j’ai mal seulement que le pays aille si mal. Quand j’ai eu les papiers, j’ai fait deux voyages là-bas et c’était douloureux. Les gens ne s’intéressent qu’à une chose, si tu as réussi et ce que tu leur rapportes. Les amis sont partis, il n’y a plus rien. Des fois, je me retrouvais encore plus seul qu’ici. Maintenant, je suis en train de faire les démarches pour avoir la nationalité, comme mon amie.

Y en a marre

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Houssen Mze Hamadi, archive. Sa carte de séjour de dix ans. Marseille 2007 © Collection particulière Houssen Mze Hamadi, Atelier du Bruit.
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Houssen Mze Hamadi, portrait, Marseille 2007 © Collection particulière Houssen Mze Hamadi, Atelier du Bruit.

Elle, elle est allée jusqu’au Canada, et elle m’a dit que là-bas, la vie est beaucoup plus facile pour les étrangers. Mais ici, on a nos racines, nos habitudes. Il ne faut pas désespérer. J’ai compris qu’en France, si on veut quelque chose, il faut vraiment se battre pour l’obtenir. La régularisation pour tous les sans papiers, l’abrogation des lois Pasqua, Chevènement, Sarkozy, et la libre circulation des personnes, comme celles des marchandises et des capitaux, ça c’est la charte des sans-papiers. Et moi j’y crois, il faut croire à ce qu’on fait, qu’on aura des papiers pour tous et qu’on va réduire les inégalités, parce que la lutte paie. Il faut garder les convictions. Il y a un slogan que j’aime bien : "Nous sommes tous des enfants d’immigrés, première, deuxième, troisième génération." Et aussi celui-là : "Y en a marre", tout simplement. Arrêtez les expulsions, les contrôles, la prison. Y en a marre.
 

Témoignage recueilli en octobre 2007 à Marseille

Production : Atelier du Bruit
Auteur (entretiens, récit de vie) : Irène Berelowitch
Photos : Xavier Baudoin
Montage module sonore : Monica Fantini