Lieux saints partagés
Coexistences en Europe et en Méditerranée
Du 24 octobre 2017 au 21 janvier 2018
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L'exposition
En Europe et en Méditerranée, la question des identités religieuses est l’une des plus sensibles du XXIe siècle. Pourtant, depuis leurs origines, les trois monothéismes (judaïsme, christianisme, islam) partagent des croyances, des pratiques, des figures tutélaires et des sanctuaires.
La fréquentation d’un même espace religieux par des fidèles de religions différentes ne va a priori pas de soi pour celles et ceux qui ont foi en un dieu unique. Si les lieux de culte dévolus aux pratiques régulières de la communauté (synagogue, église, mosquée) sont moins propices à cette cohabitation, certains sanctuaires génèrent au contraire des croisements entre juifs, chrétiens et musulmans. Caractérisés par une force spirituelle plus importante, ces lieux saints laissent libre cours à plus de dévotion individuelle et de créativité rituelle. Dans certains de ces espaces partagés, la rencontre est marquée par une nette séparation des fidèles qui peut se décliner en hostilité, tandis que dans d’autres, elle génère porosités et hospitalité interreligieuse.
Conçue à partir d’enquêtes anthropologiques, l’exposition invite à découvrir ces phénomènes, rarement mis en valeur, et qui concernent pourtant des millions de croyants.
À la manière d’un pèlerinage, dont le point de départ serait Jérusalem, l’exposition chemine vers l’Europe continentale en passant par différentes îles et rivages de la Méditerranée, dans un parcours jalonné de portraits de “bâtisseurs de paix” qui sont les facilitateurs du partage.
Une première version de Lieux saints partagés a été conçue au Mucem à Marseille en 2015, puis au musée du Bardo à Tunis en 2016. Cette étape est le fruit d’une réécriture complète et d’une nouvelle sélection d’œuvres pour le Musée national de l’histoire de l’immigration.
L'expo racontée par ses commissaires :
- Dionigi Albera : anthropologue, directeur de recherche au CNRS, il a dirigé de 2006 à 2016 l’Institut d’ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative (IDEMEC, CNRS et Aix-Marseille Université). Il a plus de 120 publications à son actif, dont 20 livres (personnels ou dirigés).
Son travail de recherche s’est articulé autour de plusieurs thématiques. Au cours des dernières années, il a en particulier travaillé sur les sociétés méditerranéennes. Il a mis en œuvre un vaste projet d’anthropologie comparative sur les religions monothéistes, les pèlerinages et les fréquentations interreligieuses des sanctuaires. Un livre pionnier qu’il a codirigé sur ce dernier thème, Religions traversées (Actes Sud, 2009), a été traduit en Espagne, en Italie et aux États-Unis. - Manoël Pénicaud : anthropologue, chargé de recherche à l’Institut d’ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative (IDEMEC, CNRS et Aix-Marseille Université), il est spécialisé dans l’étude des pèlerinages et de l’hospitalité interreligieuse. Il est l’auteur de nombreux articles et plusieurs ouvrages : Dans la peau d’un autre, Presses de la Renaissance, 2007 ; Lieux saints partagés, Actes Sud, collectif, 2015 ; Le réveil des Sept Dormants, Cerf, 2016.
Il est aussi photographe et réalisateur de films ethnographiques (Les chemins de la Baraka, 2007).
- Dionigi Albera : anthropologue, directeur de recherche au CNRS, il a dirigé de 2006 à 2016 l’Institut d’ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative (IDEMEC, CNRS et Aix-Marseille Université). Il a plus de 120 publications à son actif, dont 20 livres (personnels ou dirigés).
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Une Terre sainte saturée de sens
La Terre sainte est marquée par l’exacerbation des frontières, la concurrence des corporations religieuses et l’enchevêtrement des lieux saints. Leur concentration et leur charge symbolique ont généré des processus d’appropriation et de revendication souvent violents. Toutefois, ces rapports d’hostilité interreligieuse sont aussi liés à des enjeux politiques et territoriaux.
Pendant des siècles, l’Empire ottoman a été une matrice propice au développement d’interactions, d’échanges et de porosités interconfessionnelles qui se sont manifestés au niveau de la religiosité vécue au quotidien. Des relations de “bon voisinage” ont souvent favorisé la fréquentation des mêmes lieux saints dédiés à des figures communes comme Abraham, Élie ou Marie.
Aujourd'hui encore, malgré les tensions politiques entre pays de la région et le durcissement des relations intercommunautaires, on observe des formes de contact et de convergence dans certains sanctuaires emblématiques, lieux de partage mais aussi de partition.
Jérusalem, trois fois sainte
Jérusalem est le grand foyer commun des monothéismes. Pour les chrétiens, la ville est liée à la mort et à la résurrection de Jésus. Pour les juifs, elle est la cité fondatrice où fut bâti le premier Temple par le roi Salomon. Pour les musulmans, elle est le départ du "Voyage céleste" du prophète Muhammad, ce qui en fait la troisième ville sainte après La Mecque et Médine.
La superposition de ces récits fondateurs explique la concentration des sanctuaires. Cette proximité est source de tensions, un même lieu saint pouvant être reconnu par plusieurs religions pour des raisons différentes. De nos jours, Jérusalem fait l’objet de dissensions politiques entre Israël et la Palestine. Le partage de l’espace public comme celui des lieux saints prend ainsi la plupart du temps la forme d’une partition.
Hébron, partage et partition
Abraham est l’un des pères fondateurs des religions monothéistes qui reconnaissent plusieurs lieux saints liés aux épisodes de sa vie. C’est dans les environs d’Hébron qu’Abraham et les siens auraient établi leur campement, sous les chênes de Mambré. Aujourd’hui, un monastère russe orthodoxe abrite l'un des deux sites considérés comme le lieu où Abraham aurait offert l’hospitalité à trois étrangers, souvent associés à des anges dans la Genèse et le Coran.
Abraham, Sarah et leur descendance auraient été inhumés non loin de là, dans le Caveau des Patriarches, qui, pendant les siècles, a attiré les fidèles des trois monothéismes. Aujourd'hui, les relations entre les pratiquants sont tendues et exacerbées par le conflit israélo-palestinien. Au cœur de la ville d’Hébron, l’édifice est aujourd’hui physiquement divisé : un espace est réservé aux musulmans, l’autre aux juifs, sauf pour dix jours de fêtes religieuses où l’espace est occupé en totalité par l’une ou l’autre confession.
Le mont Carmel, un lieu ouvert
Le mont Carmel, situé au-dessus de la ville d’Haïfa et éloigné des zones de conflit, est un exemple de partage pacifié. D’après la Bible, ce serait le lieu du combat entre le prophète Élie et les adorateurs du dieu Baal. Les musulmans associent Élie au mystérieux personnage islamique Al-Khidr ("Le Verdoyant"), considéré comme un prophète ou un saint qui aurait bu à la source de la vie éternelle, le rendant immortel, comme Élie.
Au pied du promontoire se trouve une grotte où aurait vécu le saint homme. Depuis le Moyen Âge, ce site est partagé par les trois monothéismes, en dépit d’appropriations confessionnelles successives. Aujourd'hui ce sanctuaire est juif, mais toujours également fréquenté par chrétiens, musulmans et druzes, dans une atmosphère apaisée.
Bethléem, autour de la Nativité
La basilique de la Nativité a été bâtie au IVe siècle sur le lieu présumé de la naissance de Jésus à Bethléem. Située au cœur de la ville, l’église peut être considérée comme un haut lieu islamique : une tradition rapporte que le prophète fondateur Muhammad y aurait fait escale lors de son "Voyage nocturne", pour prier là où était né "son frère Jésus".
Jusqu’aux croisades, l’église comportait une section réservée aux musulmans marquée par un mirhab (espace indiquant la direction de La Mecque). Un nombre important de musulmans fréquente aujourd’hui ce lieu, combinant curiosité et dévotion.
Tel est également le cas de la Grotte du Lait à proximité, où la Vierge Marie aurait allaité : elle est visitée depuis des siècles par de nombreuses femmes chrétiennes et musulmanes pour des demandes liées à la fécondité et à la montée du lait maternel.
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Des îles carrefours
Tout au long de l'histoire de la Méditerranée, beaucoup d’îles ont été des zones de contact entre les civilisations, malgré les rivalités et les guerres. Elles ont été des nœuds stratégiques de circulation pour le commerce et la navigation, mais aussi souvent la cible de razzias et de conquêtes par les puissances continentales.
Le paysage insulaire, de Lampedusa au golfe du Bosphore, est caractérisé par une forte hétérogénéité religieuse. Dans ces espaces éloignés, le contrôle des États et des institutions religieuses a souvent été moins strict que sur le continent, ce qui a pu faciliter le développement de formes d'échanges entre des religions différentes. Par conséquent, les manifestations de convergence et de partage interconfessionnels y ont été particulièrement intenses.
Loin d’être effacé des mémoires, ce riche passé façonne encore la complexité des réalités humaines insulaires, souvent marquées par l’entrelacement.
Convergences à Lampedusa
Lampedusa est aujourd’hui associée aux tragiques traversées de la Méditerranée par les migrants. Mais l’on ignore souvent que du XVIe au XVIIIe siècle, la Lampédouse était un lieu de trêve, d’approvisionnement et de refuge en cas de naufrage. Une grotte – visitée pendant des siècles par des marins chrétiens et musulmans – abritait un oratoire dédié à la Vierge et à un saint musulman. Cette coexistence a inspiré des philosophes des Lumières comme Jean-Jacques Rousseau et Denis Diderot, pour qui l’île représentait un idéal utopique.
Aujourd'hui, la mémoire de ce partage est en quelque sorte revitalisée par les habitants de l’île, notamment les marins et les pêcheurs qui ont maintenu le code de sauvetage des naufragés.
Djerba, creuset judéo-musulman
Malgré une émigration massive dans la seconde moitié du XXe siècle, il subsiste sur l’île de Djerba une communauté juive. Pour la fête annuelle du Lag Ba’omer, de nombreux juifs tunisiens ayant émigré en Europe et en Israël reviennent chaque année en pèlerinage. Le centre des célébrations est la célèbre synagogue de la Ghriba. Ce mot arabe signifie “mystérieuse”, “étrangère”, “solitaire”, une appellation qui désignerait une femme sainte inconnue, qui aurait péri dans un incendie à une époque indéfinie. Les habitants d’un village juif auraient ensuite construit une synagogue en sa mémoire.
L’indétermination confessionnelle de cette figure peut sans doute contribuer à expliquer la fréquentation de ce lieu saint par des juifs et des musulmans, qui continue encore de nos jours, en dépit de l’attentat meurtrier qui a frappé la synagogue en 2002.
Büyükada et le monastère des musulmans
Musulmans au monastère de Saint-Georges (2015, version 2017)La figure de Saint-Georges compte parmi celles qui occasionnent le plus de croisements entre chrétiens et musulmans en Méditerranée orientale. Un exemple majeur est celui du monastère grec orthodoxe de Saint-Georges, qui se dresse au sommet de l’île de Büyükada, la plus grande de l’archipel des Princes, au large d’Istanbul. Ce sanctuaire attire de nombreux pèlerins de plusieurs confessions.
Chaque année, la fête du saint, célébrée le 23 avril, rassemble plusieurs dizaines de milliers de personnes, en large majorité musulmanes. Tous viennent adresser des vœux qui prennent des formes rituelles très variées : amulettes, messages, dessins, cierges, fils de coton à dérouler le long du chemin…
Nikos Stavroulakis, dernier rabbin de Crète
Au fil de son histoire, l’île de Crète a abrité une importante population juive (romaniote depuis le Moyen Âge, puis sépharade après l’émigration massive d’Espagne au XVIe siècle). À la fin du XIXe siècle, la plupart d’entre eux ont quitté l’île, hormis la communauté de la ville de La Canée. Mais en 1944, presque tous ont tragiquement disparu en mer lors de leur déportation par les nazis.
L’un des héritiers de cette communauté décimée, Nikos Stavroulakis (1932-2017), est revenu en Crète dans les années 1990 et a restauré l’une des deux synagogues historiques, y fondant un lieu de culte ouvert aux fidèles d’autres religions comme aux non-croyants.
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D'une rive à l'autre
Les circulations humaines ont contribué à façonner la Méditerranée d’aujourd'hui. Au cours des siècles, cet espace a été parcouru par des mouvements récurrents, liés aussi bien à la conquête et à la colonisation, qu’aux migrations et aux déplacements des populations. Ce ne sont pas seulement les hommes qui ont voyagé, mais également leurs croyances religieuses. Ces mouvements ont ainsi généré des croisements propices à des formes de partage.
Les circulations des personnes et des croyances entre les différentes rives ont été significatives en Méditerranée occidentale, dans un espace marqué par la colonisation française. Ces allers-retours ont été particulièrement intenses entre l’Algérie et la France, comme le montre l’implantation du culte de Marie dans des sanctuaires situés sur les deux rives, fréquentés également par des musulmans.
Autre exemple abordé ici, l’Italie contemporaine est investie par des flux multiples se traduisant aussi par des formes de mixité religieuse, qu’il s’agisse de ceux des Roms provenant des Balkans, des Tamouls du Sri Lanka ou des réfugiés africains ou moyen-orientaux.
Marie des deux rives
Mère du fils de Dieu pour les chrétiens, du prophète Jésus pour les musulmans, Marie ou Maryam est vénérée par les fidèles des deux religions et son culte est une passerelle entre les rives de la Méditerranée.
Pendant la colonisation de l’Algérie, les Français bâtirent des sanctuaires mariaux, investis par les musulmans sans qu’ils ne se convertissent, comme le prévoyait pourtant le projet d’évangélisation de l’Afrique du Nord. Certaines de ces églises sont aujourd’hui fréquentées par des musulmans, comme Notre-Dame d’Afrique à Alger ou Notre-Dame de Santa-Cruz à Oran.
Par la suite, ces pratiques se sont reproduites sur l’autre rive, notamment à Notre-Dame de la Garde à Marseille et à Notre-Dame de Santa-Cruz à Nîmes, dans un contexte marqué par des vagues d’immigration successives en France.
Abd el-Kader, résistance et ouverture à l’autre
L’itinéraire biographique de l’émir Abd el-Kader (1808-1883) se partage entre l’Orient et l’Occident. Chef militaire engagé contre le colonialisme et homme politique précurseur de l’unité nationale algérienne, il fut également un penseur habité par une intense spiritualité, prônant une religiosité ouverte et tolérante. Héros de la résistance contre les Français, il est forcé de se rendre en 1847, et retenu en captivité en France, d’abord à Pau puis à Amboise. Libéré en 1852, il a ensuite vécu à Damas jusqu’à sa mort. Dans son exil, Abd el-Kader se consacre à la méditation, à la prière et à l’écriture, se faisant l’apôtre d’un islam ouvert.
De nos jours, son héritage spirituel est précieux, et reconnu par de nombreux adeptes du soufisme contemporain (branche mystique de l’islam) sur les deux bords de la Méditerranée.
Palerme et Riace, croisements dans le Sud de l’Italie
Hederlesi, fête typique des Balkans commune aux musulmans et aux chrétiens orthodoxes, a été importée en Italie par des groupes de Roms. À Palerme, la fête s’étend sur trois jours, et une partie importante des célébrations se déroule dans le sanctuaire catholique de Sainte-Rosalie (patronne de Palerme) qui domine la ville du haut du mont Pellegrino, ainsi que dans les forêts environnantes.
Le reste de l’année, des Tamouls chrétiens et hindous originaires du Sri Lanka se rendent à leur tour au sanctuaire pour y prier, incorporant sainte Rosalie dans leur panthéon syncrétique.
Non loin des côtes siciliennes, le village calabrais de Riace accueille des migrants, en réponse à l’exode rural massif qui a frappé cette région. Cette hospitalité se manifeste également sur le plan religieux.
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Bâtisseurs de paix
L’hospitalité à l’égard des fidèles d’une autre religion est une caractéristique commune des lieux saints partagés. L’autre devient l’hôte, celui qui est reçu mais aussi celui qui reçoit, de sorte que le visiteur étranger ne se voit pas demander son appartenance quand il franchit le seuil d’un sanctuaire. Cette ouverture est généralement présentée comme un héritage d’Abraham recevant trois inconnus sous la tente, épisode majeur dans la Bible et le Coran.
Parfois, la fraternité à l’égard des étrangers aboutit à l’apparition de lieux de partage et d’hospitalité interreligieuse. Bien souvent, à l’origine de ces espaces de rencontre, on trouve des figures exemplaires, célèbres ou anonymes, hommes de religion ou intellectuels, qui ont en commun de pratiquer et de perpétuer cette tradition de l’hospitalité.
Récemment, en Europe, des initiatives sont également nées de ce désir d’accueillir l’autre. De nouveaux lieux de culte apparaissent. Ouverts à tous, ils affichent leur volonté d’allier modernité religieuse et universalisme.
Louis Massignon, le "catholique musulman"
Louis Massignon (1883-1962) est l’un des plus grands islamologues et arabisants français du XXe siècle. Professeur au Collège de France, il a voué sa vie à la connaissance et à la compréhension de l’islam.
Disciple du prêtre Charles de Foucauld (1816-1916), il fut surnommé le "catholique musulman" par le pape Pie XI. Secrètement ordonné prêtre en 1950, il devient un précurseur du dialogue interreligieux. En 1954, il fonde ainsi en Bretagne le pèlerinage islamo-chrétien des Sept Dormants. À la fin de sa vie, il participe à de nombreux comités œuvrant pour la paix et n’a de cesse de prendre position contre la guerre en Algérie.
À sa disparition, il a été dit de lui au Caire qu’il était "le plus grand musulman parmi les chrétiens et le plus grand chrétien parmi les musulmans".
En savoir plus sur Louis Massigon
Le pèlerinage islamo-chrétien des Sept Dormants
Le mythe des Sept Dormants raconte comment au IIIe siècle, sept jeunes chrétiens de la ville d’Éphèse refusèrent de renier leur foi et furent emmurés vivants dans une grotte, avant de se réveiller plusieurs siècles plus tard. Signe de la résurrection, ce récit occupe une place centrale dans le Coran (sourate Al-Kahf, "La Caverne").
En 1954, dans le but d’œuvrer "pour une paix sereine en Algérie", l’islamologue catholique Louis Massignon greffe le pèlerinage islamo-chrétien des Sept Dormants sur une fête catholique traditionnelle du hameau des Sept-Saints dans les Côtes d’Armor (Bretagne). De nombreux ouvriers musulmans sont alors invités depuis la région parisienne. Louis Massignon souhaitait par là préparer concrètement la réconciliation des trois religions d’Abraham.
Cet événement inattendu a persisté et prospéré, notamment dans le contexte du concile Vatican II, et est toujours actif à ce jour, chaque quatrième week-end de juillet.
En savoir plus sur le pélerinage des Sept Dormants : "Musulmans au pèlerinage islamo-chrétien des Sept Dormants en Bretagne", article de Manoël Pénicaud publié dans la revue Hommes & Migrations, n°1316, mars 2017.
Paolo Dall’Oglio : monastères en Syrie
Jésuite italien, Paolo Dall'Oglio (1954-?) se déclarait "amoureux de l’Islam et croyant en Jésus". En 1982, il commence à restaurer le monastère de Mar Mûsa dans une montagne de Syrie. En 1991, il y fonde avec le père Jacques Mourad (1968-) une communauté prônant l’hospitalité et le dialogue interreligieux.
Expulsé de Syrie en juin 2012, il y retourne clandestinement en juillet 2013 et se présente au siège du "califat" auto-proclamé de l’"État Islamique" pour faire libérer des otages chrétiens et musulmans, en s’offrant comme "otage volontaire". Il n’en est jamais ressorti à ce jour.
En 2015, le monastère de Mar Elian au sud-ouest de Palmyre a été détruit par l’"État Islamique" parce que c’était un sanctuaire ouvert aux musulmans. Jacques Mourad a été prisonnier pendant plusieurs mois mais a pu s’échapper grâce à l’aide d’un musulman. Il est aujourd'hui réfugié au Kurdistan irakien.
En savoir plus sur Paolo Dall'Oglio
André Chouraqui : savant et traducteur
Né en Algérie dans une famille sépharade, André Chouraqui (1917-2007) n’a pas fondé à proprement parler de lieu d’hospitalité, mais a œuvré toute sa vie au dépassement des conflits et des clivages confessionnels en tant que savant, traducteur, homme politique et acteur du dialogue interreligieux.
Après la Seconde Guerre mondiale, son rôle au sein de l’Alliance israélite universelle a consisté à reconstruire le judaïsme français et à combattre l’antisémitisme. Installé en Israël en 1958, il est devenu conseiller du premier ministre Ben Gourion puis maire adjoint de Jérusalem.
Homme de lettres, son œuvre maîtresse est la traduction en français de la Bible et du Nouveau Testament depuis l’hébreu, et du Coran depuis l’arabe. Homme de dialogue, il l’est l’un des fondateurs en 1967 de la Fraternité d’Abraham, association œuvrant pour la connaissance réciproque et respectueuse des trois religions monothéistes.
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Focus : Lampedusa au siècle des Lumières
de Dionigi Albera
Lampedusa est devenue le symbole, ces dernières années, de la traversée de la Méditerranée par les migrants, cette tragédie contemporaine qui assombrit les portes méridionales de l’Europe. Ces événements se greffent sur une histoire ancienne : pendant quelques siècles (du XVIe au XVIIIe siècle) cette île a joué un rôle important dans l’imaginaire européen et a été à l’origine d’un véritable mythe. Située entre deux continents, elle a été perçue comme un lieu utopique de trêve, de croisement et de tolérance religieuse.
Le mythe de Lampedusa
Crèche de la Sainte Famille sauvant un migrant en Méditerranée, 2017 © Manoël Pénicaud / Le Pictorium
Cette œuvre a été offerte au pape François le 11 décembre 2013, lors d’une audience au Vatican. La scène figurée commémore la visite de François à Lampedusa et rend hommage à son engagement en faveur des réfugiés. Sensible à la détresse humaine des migrants illégaux, le saint-père a notamment invité plusieurs fois l’Europe à se montrer plus hospitalière. Quelques semaines plus tard, il a fait don à son tour de cette crèche à la paroisse de Lampedusa, pour remercier les habitants de leur accueil lors de sa visite sur l’île. Dionigi Albéra
Ce mythe reposait sur des faits bien réels, documentés par un ensemble imposant de sources écrites. Au cours de l’époque moderne, l’île est inhabitée à l’exception de quelques ermites. L’épicentre symbolique de l’île est alors représenté par une grotte (située juste en dessus d’une petite cale), transformée en un minuscule sanctuaire consacré à la Vierge. Et cette chapelle a une particularité : elle contient aussi le tombeau d’un saint musulman.
Lampedusa se configure ainsi comme un espace neutre. Les marins turcs, arabes ou européens cherchent un abri lors d’une tempête ou font escale dans l’île pour s’approvisionner en eau et en nourriture (ils chassent notamment tortues et lapins). Tous, sans distinctions de religion, ne manquent jamais de visiter ce sanctuaire et d’y laisser des offrandes. À l’intérieur de la chapelle plusieurs objets déposés par les uns et les autres, incluant biscuit, fromage, huile, viande salée, vin, étoffes, habits, cordes, voiles et même de l’argent. Grâce à ces provisions, si un esclave réussit à s’échapper, il peut attendre sur l’île l’arrivée d’un bateau de sa nation qui puisse le prendre à bord. De même, les navires qui ont souffert pendant une tempête peuvent prélever ce dont ils ont besoin pour réparer leurs avaries, mais ils doivent y laisser des objets ou de la monnaie d’une valeur équivalente. Ceux qui soustrairaient à cet échange, seraient dans l’impossibilité de partir de l’île.
De très nombreux ouvrages décrivent les principaux composants de la cohabitation interreligieuse à Lampedusa. On pourrait mentionner des centaines de références distribuées dans des publications de nature variée (récits de voyage, dictionnaires, relations géographiques et historiques…), rédigées dans différentes langues (latin, italien, espagnol, français, anglais, néerlandais…) et s’échelonnant sur plusieurs siècles. Ce corpus imposant a permis au mythe de Lampedusa de voyager en Europe, et d’être connu bien au-delà de son espace d’origine. La petite île est ainsi devenue "le haut lieu de l’entraide et de la tolérance en Méditerranée", pour reprendre une phrase de Guy Turbet-Delof, qui a consacré des pages fondamentales à la légende de Lampedusa (…).La référence à Lampedusa dans les textes de Diderot
Croix sculptées avec le bois des bateaux de migrants de Lampedusa, 2017. Oeuvre de Franco Tuccio, collection privée © Manoël Pénicaud / Le Pictorium
Depuis plusieurs années, l’ébéniste Francesco Tuccio fabrique des croix de dimensions variables (de quelques centimètres à plusieurs mètres), à partir d’un matériau singulier que l’on ne trouve qu’à Lampedusa : le bois des épaves des migrants qui ont échoué sur l’île. Actif dans le secours porté aux naufragés et ému par leurs tragédies comme par le nombre des victimes, cet artisan a décidé de fabriquer des croix pour sensibiliser l’opinion publique aux drames dont il était le témoin direct. Déclaration de fraternité et de solidarité, ces œuvres représentent à ses yeux un symbole à la fois de souffrance et de renaissance.
En mai 2013, à l’occasion de l’invitation du pape François à Lampedusa, l’archevêque d’Agrigente (Sicile) lui en a offert une de petite taille. Dès le mois de juillet, le saint-père a choisi d’effectuer son premier voyage sur l’île, où il a délivré un message fustigeant l’indifférence envers les migrants. Pour la célébration de la messe solennelle, Francesco Tuccio a réalisé le pupitre et la croix pastorale avec le bois des bateaux. Une grande croix, bénie par le pape l’année suivante, a ensuite entamé un long pèlerinage à travers l’Italie et l’Europe, faisant des haltes dans différentes villes. Dionigi AlberaLe rayonnement le plus important de la tradition de Lampedusa se déploie au XVIIIe siècle, quand celle-ci est relayée avec vigueur à Paris et, plus précisément, dans les cercles associés au mouvement des Lumières. Pour un certain nombre des protagonistes de la vie intellectuelle de la capitale, Lampedusa, avec son double culte, devient un symbole d’ouverture et de tolérance religieuses, auquel on se réfère de manière souvent détournée.
Le mythe fait surface plus ouvertement sous la plume de Denis Diderot. En 1757, ce dernier publie Le fils naturel (…), Lampedusa y devient le berceau d’une société nouvelle, dans laquelle le théâtre joue un rôle fondateur. Alors que les îles utopiques de Thomas More ou de Tommaso Campanella bannissaient l’art dramatique, dans celle esquissée par Diderot il apparaît comme le fondement même de la vie sociale : une sorte de nouvelle religion civique. (…) La localisation à Lampedusa de cette utopie théâtrale n’est pas anodine. Une note de bas de page montre que Diderot connaît bien la situation de l’île, sa neutralité religieuse à l’interface entre chrétienté et islam. Le statut de cette note suscite un certain nombre de questions (…). Plusieurs remarques de Diderot se rattachent à la tradition documentaire sur Lampedusa. D’autres semblent inventées. …
"La Lampedouse est une petite île déserte de la mer d'Afrique, située à une distance presque égale de la côte de Tunis et de l'île de Malthe. La pêche y est excellente. Elle est couverte d'oliviers sauvages. Le terrain en serait fertile. Le froment et la vigne y réussiraient : cependant elle n'a jamais été habitée que par un marabout et par un mauvais prêtre. Le marabout qui avait enlevé la fille du bey d'Alger, s'y était réfugié avec sa maîtresse, et ils y accomplissaient l'œuvre de leur salut. Le prêtre appelé frère Clément, a passé 10 ans à la Lampedouse, et y vivait encore il n'y a pas longtemps. Il avait des bestiaux. Il cultivait la terre. Il renfermait sa provision dans un souterrain ; et il allait vendre le reste sur les côtes voisines où il se livrait au plaisir, tant que son argent durait. Il y a dans l'île une petite église divisée en deux chapelles que les mahométans révèrent comme les lieux de la sépulture du saint marabout et de sa maîtresse. Frère Clément avait consacré l'une à Mahomet, et l'autre à la sainte Vierge. Voyait-il arriver un vaisseau chrétien, il allumait la lampe de la Vierge. Si le vaisseau était mahométan, vite il soufflait la lampe de la Vierge, et il allumait pour Mahomet".
L'île chez Rousseau
C’est dans son œuvre inachevée, Emile et Sophie ou les Solitaires, que le souvenir de l’île affleure de manière sensible. (…) En voici quelques éléments : Sophie trahit Emile, qui la quitte et entreprend des voyages ; il prend un bateau à Marseille, il est capturé par les barbaresques et finit esclave à Alger ; libéré par le Bey il parcourt l’Afrique ; dans ses voyages il entend parler d’une île déserte où il existe un miracle perpétuel : dans une grotte près du rivage il y a une statue de la Vierge et on y trouve toujours de la nourriture ; il visite l’île, constate le miracle et décide de s’installer, en subsistant grâce à la pèche et à ce qu’il trouve dans la grotte. Même si le nom de l’île n’est pas mentionné, les détails cités par Bernardin de Saint-Pierre ne laissent aucune incertitude quant à son identification avec Lampedusa. Sur l’île devaient se dérouler les événements successifs du roman, dont certains se réfèrent encore clairement à la tradition de Lampedusa (présence d’un vieil ermite, abondance de tissus dans la grotte mariale).
Les raisons de l’inachèvement de cet ouvrage, pour lequel Rousseau avouait cependant avoir un faible particulier, demeurent inconnues, tout comme les traces des conversations au sujet de Lampedusa que Denis et Jean-Jacques avaient probablement eues, pendant les longues années de leur amitié.
Cette page est tirée d'un article de Dionigi Albera publié dans le catalogue de l'exposition, Coexistences, Lieux saints partagés en Europe et en Méditerranée, Musée national de l'histoire de l'immigration/Actes Sud, 2017
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Focus : Passeurs d’hospitalité interreligieuse
par Manoël Pénicaud
Axé sur la notion d’hospitalité de l’"autre religieux" en Europe et en Méditerranée, cet article présente successivement cinq figures de l’entre-deux, des bâtisseurs de paix qui n’ont cessé, au cours de leur existence, de jeter des ponts entre les différentes religions monothéistes, prônant une hospitalité inconditionnelle, héritée de l’ancêtre fondateur : Abraham/Ibrahim.
Cette tradition inclusive vis-à-vis de l’autre est encore vivace dans plusieurs sociétés du pourtour méditerranéen, notamment sur ses rives orientales et méridionales, tandis que le devoir d’hospitalité a considérablement décliné en Europe où domine la méfiance envers l’étranger, perçu comme une menace et un péril. Et ce, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’un "autre religieux". Pour comprendre cette hostilité grandissante, il faut remonter à l’étymologie latine d’"hospitalité" : hospes, "celui qui reçoit l’autre", et hostire, "traiter d’égal à égal", qui a aussi donné hostis, l’"ennemi". Dès lors, l’hôte – à la fois celui qui reçoit et celui qui est reçu – est potentiellement hostile, nuisible, néfaste.
Conscients de cette ambivalence structurelle, des hommes singuliers, célèbres ou anonymes, pratiquent et perpétuent de nos jours cette hospitalité de l’"autre religieux" dans des lieux saints ou des lieux de culte qu’ils administrent à leur façon, parfois en contradiction avec les prescriptions normatives des appareils institutionnels. En effet, l’accueil de l’autre se pratique concrètement à travers une série de rituels de l’hospitalité inscrits dans une religiosité qui déborde le champ de l’orthodoxie. Certains de ces passeurs ont même concrètement fondé de véritables lieux d’interaction et de partage, sorte d’utopies réalisées et localisées dans l’espace qui s’apparentent dès lors aux "hétérotopies" conceptualisées par Michel Foucault : des "lieux autres" et a priori inattendus.
Louis Massignon (1883-1962)
Louis Massignon est un islamologue catholique français qui a voué sa vie entière à la reconnaissance et à la compréhension de l’islam. Bien connu pour ses recherches académiques sur le mystique musulman Al-Hallâj et pour sa fonction de professeur au Collège de France, il l’est moins pour son œuvre spirituelle visant la réconciliation abrahamique des trois monothéismes.
Au tournant du XXe siècle et à l’issue de brillantes études, le jeune Massignon traverse une période d’incroyance lorsqu’il est envoyé en Irak pour une mission archéologique. Arrêté et accusé d’espionnage en mai 1908 sur les rives du Tigre, il retrouve soudainement la foi catholique après une expérience mystique qu’il appellera "La visitation de l’Étranger". Il est d’ailleurs sauvé par l’intervention de ses hôtes musulmans à Bagdad, au nom de l’hospitalité (amân, en arabe), face au pouvoir ottoman. Dès lors, il restera toute sa vie fidèle à ce devoir de l’hospitalité sacrée comme au droit d’asile, au point d’affirmer : "Pour comprendre l’autre, il ne faut pas se l’annexer mais devenir son hôte".
En 1950, il est secrètement ordonné prêtre dans le rite catholique melchite sur la dérogation spéciale de Pie XII, tandis qu’il s’engage politiquement dans de nombreux comités pour la décolonisation et la non violence, aux côtés de François Mauriac, Albert Camus ou Jean Paul Sartre par exemple. Sur le plan spirituel, son projet de réconciliation abrahamique – à entendre d’abord dans une perspective eschatologique (liée à la fin des temps) – prend forme autour de la figure des Sept Dormants d'Éphèse, des saints communs aux chrétiens et aux musulmans (connus sous le nom des "Gens de la Caverne" dans la sourate XVIII du Coran). Ayant appris l’existence d’un petit pèlerinage breton qui leur était dédié dans les Côtes d’Armor, il décide d’inviter en 1954 et 1955 des ouvriers musulmans, afin d’œuvrer concrètement à la réconciliation, "pour une paix sereine en Algérie". Contre toute attente, ce pèlerinage islamo-chrétien s’est progressivement enraciné, devenant un lieu d’hospitalité où des rituels sont instaurés par Massignon : récitation de la Fatiha en marge de la messe en latin, psalmodie de la sourate de la Caverne, partage d’un méchoui dit d’Abraham, invention d’une bannière avec l’Ave Maria en arabe portée en procession par les musulmans, etc. Unique en son genre, ce rassemblement atypique, malgré une histoire mouvementée, a toujours lieu de nos jours, le quatrième week-end de juillet au hameau des Sept-Saints en Bretagne (Côtes d’Armor).
En savoir plus sur le pélerinage des Sept Dormants : "Musulmans au pèlerinage islamo-chrétien des Sept Dormants en Bretagne", article de Manoël Pénicaud publié dans la revue Hommes & Migrations, n°1316, mars 2017.
André Chouraqui (1917-2007)
Une autre figure est celle d’André Chouraqui, qui a œuvré toute sa vie au dépassement des conflits et des clivages confessionnels, en tant que traducteur, homme politique et acteur du dialogue interreligieux. Né en 1917 en Algérie, il est issu d’une famille juive sépharade originaire d’Espagne. Après un début de carrière juridique, il rencontre en 1947 René Cassin, vice-président du Conseil et président de l’Alliance israélite universelle, dont il deviendra délégué permanent en 1952. Il multiplie les déplacements dans le monde entier, alternant conférences publiques et réunions privées à caractère diplomatique. En 1956, il bénéficie par exemple d’une audience privée avec Pie XII pour évoquer les relations du Saint Siège avec le monde juif, prémices du concile de Vatican II dont il sera un observateur. En 1958, il s’installe à Jérusalem avant de devenir conseiller du premier ministre David Ben Gourion, notamment sur la question de l’immigration des juifs des pays musulmans. Entre 1965 et 1969, il est maire adjoint de Jérusalem, en charge des affaires culturelles, des relations interconfessionnelles et internationales.
Homme de lettres, il fera publier en tant qu’éditeur des écrits majeurs du judaïsme, de Moïse Maïmonide à Martin Buber, et écrira une Histoire des Juifs d’Afrique du Nord. En retrait de la vie politique, il se lancera dans son œuvre maîtresse : la traduction de la Bible, du Nouveau Testament et du Coran.
Homme de dialogue, il est dès l’après-guerre membre fondateur des Amitiés judéo-chrétiennes. En mai 1958, il visite en personne, à la demande de Louis Massignon, une grotte à Séfrou au Maroc, où l’islamologue souhaite établir un "pèlerinage tripartite" et pleinement abrahamique. En 1967, dans le sillage du concile et dans le contexte de la Guerre des Six jours, il fonde la Fraternité d’Abraham avec le père Michel Riquet, l’écrivain protestant Jacques Nantet et Hamza Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris. Rassemblant les trois religions abrahamiques, il s’agit de l’une des premières associations de dialogue interreligieux. A la fin de sa vie, il s’intéresse à l’Asie, ce qui traduit un certain dépassement du monde monothéiste.
Nikos Stavroulakis (1932-2017)
Bien moins connue, une autre figure du judaïsme méditerranéen est celui qui est parfois surnommé "le dernier rabbin de Crète". Fils d’un père grec orthodoxe et d’une mère juive originaire d’Istanbul, Nikos Stavroulakis a eu plusieurs vies : à la fois artiste peintre, illustrateur, écrivain, professeur d’histoire, directeur du musée juif d’Athènes et restaurateur de la synagogue Etz Hayyim à La Canée (Chania), en Crète. C’est cette dernière facette qui prime ici, celle du bâtisseur d’un lieu de culte juif mais aussi ouvert aux fidèles d’autres religions.
Le dernier rabbin de Crète (2017)Dans les remous des XIX-XXe siècles, la plupart des juifs de Crète ont émigré, si bien que ne subsiste que la communauté de Chania lorsque la Seconde Guerre Mondiale éclate. Mais tous sont arrêtés en mai 1944 par les Nazis, puis périssent en mer, le navire qui devait les emmener dans des camps étant torpillé par les alliés. Après quoi, l’unique synagogue restante est vandalisée, squattée, puis très endommagée par un tremblement de terre. En 1995, Nikos Stavroulakis qui est revenu habiter la maison de son père à La Canée, donne une conférence à New York qui permet de lever des fonds pour la restauration du bâtiment. Loin d’en faire un musée, le projet consiste à réhabiliter le lieu de culte. Ce dernier est officiellement rouvert en 1999. "Il fallait que je m’assure que cette synagogue reste une synagogue. Mais qu’elle soit ouverte à quiconque souhaite y prier. J’en suis très fier, car c’est probablement la seule synagogue en Europe dont les portes sont grandes ouvertes. Il n’y a pas de police, ni de surveillance, personne ne vérifie le contenu de vos sacs. C’est un lieu ouvert et libre d’accès", relate Nikos Stavroulakis.
Depuis, l’office du Shabbat est célébré chaque semaine et Nikos a décidé d’ouvrir l’accès à quiconque, quelle que soit sa religion : "Ce qui identifie les membres d’une communauté, ce sont leurs valeurs. Mais il s’agit de valeurs que l’on partage tous, musulmans, chrétiens, juifs et même non-croyants, car beaucoup de gens ne croient pas en Dieu mais ont de la compassion pour le monde".
Paolo Dall'Oglio (1954 -?)
Ce jésuite italien est sans doute l’un des passeurs qui a poussé le plus loin l’expérience de l’hospitalité interreligieuse. Disciple spirituel de l’islamologue catholique Louis Massignon, Paolo Dall'Oglio a également voué sa vie religieuse au dialogue et à la réconciliation islamo-chrétienne. À l’âge de 28 ans, en 1982 et en pleine guerre du Liban, il apprend l’arabe à Beyrouth lorsqu’il découvre dans un désert montagneux de Syrie, à 80 kilomètres au nord de Damas, le monastère désaffecté de Mar Mûsa al-Habbashi (Saint-Moïse l’Abyssin, en arabe). Après une retraite spirituelle dans les ruines de ce monastère perché à flanc de falaise à mille mètres d’altitude, le jeune Paolo décide de se consacrer corps et âme à la restauration de cet édifice datant du XIe siècle. Passé au rite syriaque de langue arabe, il devient le prêtre bâtisseur de ce lieu singulier, reconstruit pierre après pierre et dédié à l’hospitalité abrahamique.
Entretien avec Paolo DALL’OGLIO (2015, version 2017)En 1991, il fonde avec le père Jacques Mourad la communauté monastique Al-Khalil, en référence au nom coranique d’Abraham, l’ami de Dieu. La règle de cette congrégation mixte et œcuménique prône explicitement l’hospitalité comme pilier et le dialogue islamo-chrétien comme "horizon". Au fil des ans, les visiteurs de tous horizons sont de plus en plus nombreux. Le monastère s’apparente même à un centre de pèlerinage attirant jusqu’à 50 000 personnes par an – croyants et non croyants – avant l’éclatement de la guerre civile en 2011.
Le jésuite se révèle à la fois acteur et entrepreneur de l’interreligieux, n’hésitant pas à pratiquer le dhikr (récitation extatique du nom de Dieu) avec des soufis musulmans, à effectuer lui-même le sacrifice annuel de l’Aïd el-Kabîr, ou à créer une caverne des Sept Dormants dans une citerne désaffectée, en hommage à Louis Massignon. Paolo Dall'Oglio est allé très loin dans son entreprise, allant parfois jusqu’à parler d’"Église de l’islam" et à revendiquer une double appartenance : à la fois amoureux de l’islam et croyant en Jésus. Mais ses positions théologiques dérangent et sont considérés comme hétérodoxes, si bien qu’il a dû en rendre compte devant le tribunal de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi.
En 2011, il prend position pour la "révolution" et est expulsé de Syrie l’année suivante. Il y retourne clandestinement en 2013 avant d’être capturé à Raqqa par l’auto-proclamé "État islamique", le 29 juillet, alors qu’il cherchait à faire libérer des prisonniers chrétiens et musulmans devenant otage à son tour.
Khaled Bentounès (1949-)
Né à Mostaganem en Algérie, Khaled Bentounès devient à la mort de son père, en 1975, le guide spirituel de la "confrérie" soufie Alâwiyya, dont la chaîne initiatique (silsila, en arabe) remonterait au prophète Mohamed. Il est aussi l’arrière petit-fils du cheikh Alaoui (1969-1934) qui a fondé en 1914 ce nouveau courant soufi, branche mystique de l’islam qui prône l’unicité divine et une ouverture revendiquée à l’altérité, y compris religieuse. La tariqâ (voie) Alâwiyya compte aujourd'hui plusieurs dizaines de milliers d’adeptes, cherchant à incarner une autre représentation de l’islam que celle qui domine en Europe et notamment en France.
Entretien avec le cheikh BENTOUNÈS (2017)L’émir Abdelkader, présentée dans l’exposition, est une figure majeure pour les adeptes. Le cheikh Bentounès rappelle d’ailleurs une anecdote lié au sujet de l’exposition : "Quand Napoléon III a reçu l’émir aux Tuileries, à Paris, il a demandé s’il y avait un endroit où il pourrait prier. On lui a répondu qu’il n’y avait pas de mosquée mais qu’il y avait l’église de la Madeleine. Il a dit : "je veux y aller !". Ça a été le premier musulman qui a, en France, prié à l’intérieur d’une église. Ce n’est pas banal ! (…) Il y a un message pour nous aujourd'hui. Car on a reculé par rapport à ces êtres d’exception, qui sont venus nous apporter une clé de lecture un moyen de pourvoir tisser des liens entre nous, voir autrement le rapport à cette altérité qui fait partie de nous-même !"
Le cheikh fait montre d’une ouverture qui s’incarne par exemple dans la pratique biannuelle de retraites spirituelles (khalua) qui ont lieu dans des abbayes et monastères chrétiens (Encalcat, Lérins, Clarté-Dieu), où la quiétude est de mise. Il s’agit bien d’un partage temporaire d’un lieu, au nom d’une hospitalité monastique, mais sans pratique commune. Toutefois, le partage a pu être entier, comme au monastère de Notre Dame de l’Atlas à Tibhirine (Algérie), à partir de 1979. Les moines cisterciens et les confrères alawis de Médéa pratiquaient ensemble des dhikr, dans le cadre de rencontres du groupe de prière Ribat el Salam ("le lien de la paix", en arabe).
Acteur de premier plan du dialogue interreligieux, le cheikh sillonne le monde pour promouvoir la paix, l’égalité homme-femme et la protection de l’environnement, à la rencontre d’acteurs majeurs, tels le Pape Jean-Paul II à Assise en 1986 ou bien le Dalaï Lama en 2003. Il s’engage dans la société civile en fondant par exemple en 1990 les scouts musulmans de France ou en 1999 l'association Terre d'Europe, trait d'union entre l'islam et le monde occidental. Il préside également l’ONG AISA (Association internationale soufie Alâwiyya) qui jouit d’un statut consultatif spécial auprès de l’ONU et qui œuvre pour que cette dernière décrète une journée mondiale du vivre-ensemble en s'appuyant sur un héritage spirituel et humaniste.
Cette page est tirée d'un article de Manoël Pénicaud publié dans le catalogue de l'exposition, Coexistences, Lieux saints partagés en Europe et en Méditerranée, Musée national de l'histoire de l'immigration/Actes Sud, 2017
L'ensemble des vidéos présentées ici ont été réalisées par Manoël Pénicaud et peuvent être également consulté sur la chaîne Youtube qu'il a consacrée à l'exposition Lieux Saints Partagés
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Focus : House of one
par Aurélien Lemonier
C’est à l’initiative d’une campagne archéologique entre 2006 et 2009 sur le site de Petriplatz à Berlin que s’est progressivement imposé le projet d’une Maison de prière et d’enseignement des trois religions, conduit par Kuehn & Malvesi architectes et connu aujourd’hui sous le nom de House of one.
Petriplatz, centre historique de Berlin
Des fouilles resurgissaient alors les différents vestiges des églises successives qui, depuis la fondation de Berlin à la toute fin du XIIème siècle, avaient occupé le centre historique de la ville, sur l’ile formée par les méandres de la Spree. Les deux chapelles originelles tout d’abord cédèrent la place à une première église gothique à la fin du XIVème siècle, elle-même remplacée à l’âge baroque par un nouvel édifice. Ce dernier sera détruit par un incendie au milieu du XIXème et remplacé par un bâtiment néogothique que les bombardements de 1945 ruinèrent également. Le site est alors nettoyé au début des années soixante alors que l’urbanisation de l’ile, en plein Berlin-Est, achève la complète reconfiguration de la structure urbaine historique.
Questionner le rôle d’une église à l’âge contemporain
À ce temps long des transformations de la ville qui marque l’identité du site de Petriplatz fait écho une autre mémoire qui rappelle la coexistence des spiritualités luthériennes et calvinistes ayant pu se trouver être autorisée sur ce site dès la Renaissance. Cette libéralité (très localisée à la paroisse de St Petri, laquelle appartenait, à son origine, à la ville de Cologne) n’est certainement pas étrangère au projet qui progressivement conduira la communauté évangélique actuellement propriétaire du terrain à questionner en profondeur le rôle d’une église à l’âge contemporain, dans une ville multiculturelle et multiconfessionnelle telle que le Berlin d’aujourd’hui. À quels enjeux sociaux doit pouvoir répondre la communauté spirituelle ? Quel est son rôle et sa responsabilité dans les processus de transformation de la société ? "L’église doit échapper à sa propre stagnation" rappelle Gregor Hohberg recteur de la communauté de St Petri, au risque même de prendre position sur des sujets controversés et redéfinir sa propre perméabilité aux mutations contemporaines. S’appuyant sur les enjeux de l’hospitalité au cœur de l’enseignement des Évangiles, la communauté s’engage ainsi à multiplier les liens avec ses homologues juives et musulmanes jusqu’à finalement s’associer avec elles pour définir le projet d’une maison de prière et d’enseignement qu’elles partageraient toutes les trois. Ainsi, c’est avec l’imam Kadir Sancy, membre éminent du Forum pour l’interculturalité, et le rabbin Toi Ben-Chopin de communauté juive de Berlin que s’élabora le programme d’une maison commune.
Un lieu pour trois religions, que peut l’architecture en matière d’inter-cultualité ?
La question est ambitieuse et l’expérience berlinoise se trouvait face à la nécessité d’inventer un programme architectural tout à fait inédit. Pour le résumer dans ses grandes lignes, son enjeu tenait à la combinaison de trois échelles conceptuellement distinctes.
La première est celle de la ville et concerne la visibilité du projet dans ce qui fut le cœur historique de Berlin dont les traces doivent pouvoir être signifiées alors même que seules de rares vestiges demeurent. Cette identité urbaine, s’adressant à l’ensemble des habitants de Berlin, devait ainsi dépasser les communautés usagers du lieu. Le choix des architectes lauréats Kuehn & Malvesi de rendre accessible le rez-de chaussée pour visiter le site archéologique au-dessus duquel est construit l’édifice aura ici été une réponse permettant d’articuler pour mieux la signifier cette complexité historique et urbaine d’un espace fondamentalement collectif et public.
La seconde échelle est celle de l’écriture architecturale propre au bâtiment ne pouvant favoriser des codes esthétiques propre à l’une des trois religions. L’usage d’un vocabulaire abstrait et volontairement neutralisé, de volumétrie simple signifiant cependant la complexité de l’organisation intérieure et l’usage d’un matériau unique – la brique ocre – sont parmi les stratégies formelles qui permettent de créer un objet suffisamment sculptural pour exprimer une puissante présence monumentale mais néanmoins décoller de tout référencement.
La troisième échelle est enfin l’organisation intérieure du bâtiment et l’articulation des trois espaces dévolus aux trois communautés. Ici encore, la réponse des architectes lauréats aura été de favoriser la dimension collective du projet en proposant la création d’un vaste atrium central sous dôme permettant de distribuer les différents espaces confessionnels, lesquels adoptent dans leur volumétrie une morphologie singulière qui en l’occurrence reprennent des morphologies propres aux trois religions monothéistes. Coiffant l’ensemble, un belvédère permet d’accéder à une vue sur le grand Berlin.
Cette page est tirée d'un article d'Aurélien Lemonier publié dans le catalogue de l'exposition, Coexistences, Lieux saints partagés en Europe et en Méditerranée, Musée national de l'histoire de l'immigration/Actes Sud, 2017
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Focus : Pledges
Présenté sur le parvis du musée pendant la durée de l'exposition, Pledges (Promesses) est une œuvre qui évoque les espoirs et le sort des migrants en Méditerranée à travers des ex-voto empruntés à la religion orthodoxe et à l'islam.
Pledges, Kalliopi Lemos
Née en Grèce en 1951, Kalliopi Lemos vit et travaille aujourd'hui à Londres. Elle travaille depuis plusieurs années sur le thème des migrants.
Cette œuvre à été réalisée en 2014 et elle est prêtée au Musée par le Musée d'histoire de Nantes - Château des ducs de Bretagne
Programmation autour de l'exposition
Informations pratiques
Adresse
Palais de la Porte Dorée
293, avenue Daumesnil
75012 Paris
Horaires d'ouverture
- du mardi au vendredi de 10h à 17h30 (fermeture de la billetterie à 16h45)
- le samedi et le dimanche de 10h à 19h (fermeture de la billetterie à 18h15)
Fermé les lundis, les 25 décembre et 1er janvier.
Tarif
Tarif unique sur place : 6 €.
Ce tarif inclut le droit d’entrée à l’exposition permanente et aux expositions temporaires du Musée.
L'entrée est gratuite pour les moins de 26 ans et pour tous le premier dimanche de chaque mois.
Réservations pour les groupes : 01 53 59 64 30 - reservation@palais-portedoree.fr
Nos actus, les bons plans, vos avis !
Les ressources en ligne
Points de repères : religion et immigration
- Table des Repères : Religions
- Podcast : Les musulmans dans l'histoire de l'Europe (conférence de J. Dakhlia)
- Podcast : journée d'étude religion et immigration
- Collections : retrouver une sélection d'œuvres et d'objets issues de nos collections autour de la thématique religion et immigration
Pour approfondir : vagues migratoires et installation en France de nouvelles pratiques religieuses et cultuelles dans l'immigration
- Retrouvez une sélection d'articles en ligne issus des archives de la revue Hommes & Migrations autour des problématiques de l'exposition
Webographie autour de l'exposition :
- La chaine Youtube dédiée à l'exposition Lieux Saints Partagés : la chaîne suit l'itinérance et les évolutions de l'expostion et présente les films réalisés et présentés dans les différentes versions de l'exposition
- Chrétiens, juifs, musulmans, des lieux saints en partage : webdoc réalisé par Véronique Barral pour RFI en 2015
- "Mare Nostrum, dévotions partagées" : l'émission Tout un monde de France Culture présentée par Marie-Hélène Fraïssé de janvier 2017 était consacrée à l'exposition
- Et pour suivre l'itinérance de l'exposition après janvier 2018, la page facebook animée par les commissaires
Et pour les plus jeunes :
Télécharger le livret-jeu (réalisé par les équipes de Bayard Jeunesse en collaboration avec le Musée national de l'histoire de l'immigration)
Et pour aller plus loin :
Partenaires
Partenariat média
Autres partenaires
Institut du monde arabe
Le Palais de la Porte Dorée s’est associé avec l’Institut du monde arabe pour proposer une offre tarifaire spécifique pour la visite couplée des expositions Chrétiens d’Orient et Lieux saints partagés.
En savoir plus
Musée d’art et d’histoire du Judaïsme
Le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme a accompagné le Palais de la Porte Dorée dans la formation de ses conférencières.
Un parcours croisé entre les deux institutions est également proposé pour les scolaires.
Collège des Bernardins
Le Collège des Bernardins a convié différentes personnalités pour réaliser des visites commentées dans le cadre de l’exposition Lieux saints partagés.
Il propose également un cycle de cours publics portant sur les chrétiens du Proche-Orient arabe et leurs Églises.
Institut européen en science des religions
Dans le cadre de son cycle de conférences "Religions et territoires en partage", le Palais de la Porte Dorée et l’IESR se sont associés afin de valoriser les liens entre leurs programmations respectives.
Institut des Cultures d’Islam
L’Institut des Cultures d'Islam a convié une personnalité pour réaliser une visite commentée dans le cadre de l’exposition Lieux saints partagés.