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2Focus : Passeurs d’hospitalité interreligieuse

par Manoël Pénicaud

Axé sur la notion d’hospitalité de l’"autre religieux" en Europe et en Méditerranée, cet article présente successivement cinq figures de l’entre-deux, des bâtisseurs de paix qui n’ont cessé, au cours de leur existence, de jeter des ponts entre les différentes religions monothéistes, prônant une hospitalité inconditionnelle, héritée de l’ancêtre fondateur : Abraham/Ibrahim. 

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Cette tradition inclusive vis-à-vis de l’autre est encore vivace dans plusieurs sociétés du pourtour méditerranéen, notamment sur ses rives orientales et méridionales, tandis que le devoir d’hospitalité a considérablement décliné en Europe où domine la méfiance envers l’étranger, perçu comme une menace et un péril. Et ce, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’un "autre religieux". Pour comprendre cette hostilité grandissante, il faut remonter à l’étymologie latine d’"hospitalité" : hospes, "celui qui reçoit l’autre", et hostire, "traiter d’égal à égal", qui a aussi donné hostis, l’"ennemi". Dès lors, l’hôte – à la fois celui qui reçoit et celui qui est reçu – est potentiellement hostile, nuisible, néfaste.

Conscients de cette ambivalence structurelle, des hommes singuliers, célèbres ou anonymes, pratiquent et perpétuent de nos jours cette hospitalité de l’"autre religieux" dans des lieux saints ou des lieux de culte qu’ils administrent à leur façon, parfois en contradiction avec les prescriptions normatives des appareils institutionnels. En effet, l’accueil de l’autre se pratique concrètement à travers une série de rituels de l’hospitalité inscrits dans une religiosité qui déborde le champ de l’orthodoxie. Certains de ces passeurs ont même concrètement fondé de véritables lieux d’interaction et de partage, sorte d’utopies réalisées et localisées dans l’espace qui s’apparentent dès lors aux "hétérotopies" conceptualisées par Michel Foucault : des "lieux autres" et a priori inattendus.

Louis Massignon (1883-1962)

Louis Massignon est un islamologue catholique français qui a voué sa vie entière à la reconnaissance et à la compréhension de l’islam. Bien connu pour ses recherches académiques sur le mystique musulman Al-Hallâj et pour sa fonction de professeur au Collège de France, il l’est moins pour son œuvre spirituelle visant la réconciliation abrahamique des trois monothéismes.

Au tournant du XXe siècle et à l’issue de brillantes études, le jeune Massignon traverse une période d’incroyance lorsqu’il est envoyé en Irak pour une mission archéologique. Arrêté et accusé d’espionnage en mai 1908 sur les rives du Tigre, il retrouve soudainement la foi catholique après une expérience mystique qu’il appellera "La visitation de l’Étranger". Il est d’ailleurs sauvé par l’intervention de ses hôtes musulmans à Bagdad, au nom de l’hospitalité (amân, en arabe), face au pouvoir ottoman. Dès lors, il restera toute sa vie fidèle à ce devoir de l’hospitalité sacrée comme au droit d’asile, au point d’affirmer : "Pour comprendre l’autre, il ne faut pas se l’annexer mais devenir son hôte". 

En 1950, il est secrètement ordonné prêtre dans le rite catholique melchite sur la dérogation spéciale de Pie XII, tandis qu’il s’engage politiquement dans de nombreux comités pour la décolonisation et la non violence, aux côtés de François Mauriac, Albert Camus ou Jean Paul Sartre par exemple. Sur le plan spirituel, son projet de réconciliation abrahamique – à entendre d’abord dans une perspective eschatologique (liée à la fin des temps) – prend forme autour de la figure des Sept Dormants d'Éphèse, des saints communs aux chrétiens et aux musulmans (connus sous le nom des "Gens de la Caverne" dans la sourate XVIII du Coran). Ayant appris l’existence d’un petit pèlerinage breton qui leur était dédié dans les Côtes d’Armor, il décide d’inviter en 1954 et 1955 des ouvriers musulmans, afin d’œuvrer concrètement à la réconciliation, "pour une paix sereine en Algérie". Contre toute attente, ce pèlerinage islamo-chrétien s’est progressivement enraciné, devenant un lieu d’hospitalité où des rituels sont instaurés par Massignon : récitation de la Fatiha en marge de la messe en latin, psalmodie de la sourate de la Caverne, partage d’un méchoui dit d’Abraham, invention d’une bannière avec l’Ave Maria en arabe portée en procession par les musulmans, etc. Unique en son genre, ce rassemblement atypique, malgré une histoire mouvementée, a toujours lieu de nos jours, le quatrième week-end de juillet au hameau des Sept-Saints en Bretagne (Côtes d’Armor).

En savoir plus sur le pélerinage des Sept Dormants : "Musulmans au pèlerinage islamo-chrétien des Sept Dormants en Bretagne", article de Manoël Pénicaud publié dans la revue Hommes & Migrations, n°1316, mars 2017.

André Chouraqui (1917-2007)

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André Chouraqui à son bureau © Collection privée Annette Chouraqui

Une autre figure est celle d’André Chouraqui, qui a œuvré toute sa vie au dépassement des conflits et des clivages confessionnels, en tant que traducteur, homme politique et acteur du dialogue interreligieux. Né en 1917 en Algérie, il est issu d’une famille juive sépharade originaire d’Espagne. Après un début de carrière juridique, il rencontre en 1947 René Cassin, vice-président du Conseil et président de l’Alliance israélite universelle, dont il deviendra délégué permanent en 1952. Il multiplie les déplacements dans le monde entier, alternant conférences publiques et réunions privées à caractère diplomatique. En 1956, il bénéficie par exemple d’une audience privée avec Pie XII pour évoquer les relations du Saint Siège avec le monde juif, prémices du concile de Vatican II dont il sera un observateur. En 1958, il s’installe à Jérusalem avant de devenir conseiller du premier ministre David Ben Gourion, notamment sur la question de l’immigration des juifs des pays musulmans. Entre 1965 et 1969, il est maire adjoint de Jérusalem, en charge des affaires culturelles, des relations interconfessionnelles et internationales.

Homme de lettres, il fera publier en tant qu’éditeur des écrits majeurs du judaïsme, de Moïse Maïmonide à Martin Buber, et écrira une Histoire des Juifs d’Afrique du Nord. En retrait de la vie politique, il se lancera dans son œuvre maîtresse : la traduction de la Bible, du Nouveau Testament et du Coran.

Homme de dialogue, il est dès l’après-guerre membre fondateur des Amitiés judéo-chrétiennes. En mai 1958, il visite en personne, à la demande de Louis Massignon, une grotte à Séfrou au Maroc, où l’islamologue souhaite établir un "pèlerinage tripartite" et pleinement abrahamique. En 1967, dans le sillage du concile et dans le contexte de la Guerre des Six jours, il fonde la Fraternité d’Abraham avec le père Michel Riquet, l’écrivain protestant Jacques Nantet et Hamza Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris. Rassemblant les trois religions abrahamiques, il s’agit de l’une des premières associations de dialogue interreligieux. A la fin de sa vie, il s’intéresse à l’Asie, ce qui traduit un certain dépassement du monde monothéiste.

Nikos Stavroulakis (1932-2017)

Bien moins connue, une autre figure du judaïsme méditerranéen est celui qui est parfois surnommé "le dernier rabbin de Crète". Fils d’un père grec orthodoxe et d’une mère juive originaire d’Istanbul, Nikos Stavroulakis a eu plusieurs vies : à la fois artiste peintre, illustrateur, écrivain, professeur d’histoire, directeur du musée juif d’Athènes et restaurateur de la synagogue Etz Hayyim à La Canée (Chania), en Crète. C’est cette dernière facette qui prime ici, celle du bâtisseur d’un lieu de culte juif mais aussi ouvert aux fidèles d’autres religions.

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Dans les remous des XIX-XXe siècles, la plupart des juifs de Crète ont émigré, si bien que ne subsiste que la communauté de Chania lorsque la  Seconde Guerre Mondiale éclate. Mais tous sont arrêtés en mai 1944 par les Nazis, puis périssent en mer, le navire qui devait les emmener dans des camps étant torpillé par les alliés. Après quoi, l’unique synagogue restante est vandalisée, squattée, puis très endommagée par un tremblement de terre. En 1995, Nikos Stavroulakis qui est revenu habiter la maison de son père à La Canée, donne une conférence à New York qui permet de lever des fonds pour la restauration du bâtiment. Loin d’en faire un musée, le projet consiste à réhabiliter le lieu de culte. Ce dernier est officiellement rouvert en 1999. "Il fallait que je m’assure que cette synagogue reste une synagogue. Mais qu’elle soit ouverte à quiconque souhaite y prier. J’en suis très fier, car c’est probablement la seule synagogue en Europe dont les portes sont grandes ouvertes. Il n’y a pas de police, ni de surveillance, personne ne vérifie le contenu de vos sacs. C’est un lieu ouvert et libre d’accès", relate Nikos Stavroulakis.

Depuis, l’office du Shabbat est célébré chaque semaine et Nikos a décidé d’ouvrir l’accès à quiconque, quelle que soit sa religion : "Ce qui identifie les membres d’une communauté, ce sont leurs valeurs. Mais il s’agit de valeurs que l’on partage tous, musulmans, chrétiens, juifs et même non-croyants, car beaucoup de gens ne croient pas en Dieu mais ont de la compassion pour le monde".

Paolo Dall'Oglio (1954 -?)

Ce jésuite italien est sans doute l’un des passeurs qui a poussé le plus loin l’expérience de l’hospitalité interreligieuse. Disciple spirituel de l’islamologue catholique Louis Massignon, Paolo Dall'Oglio a également voué sa vie religieuse au dialogue et à la réconciliation islamo-chrétienne. À l’âge de 28 ans, en 1982 et en pleine guerre du Liban, il apprend l’arabe à Beyrouth lorsqu’il découvre dans un désert montagneux de Syrie, à 80 kilomètres au nord de Damas, le monastère désaffecté de Mar Mûsa al-Habbashi (Saint-Moïse l’Abyssin, en arabe). Après une retraite spirituelle dans les ruines de ce monastère perché à flanc de falaise à mille mètres d’altitude, le jeune Paolo décide de se consacrer corps et âme à la restauration de cet édifice datant du XIe siècle. Passé au rite syriaque de langue arabe, il devient le prêtre bâtisseur de ce lieu singulier, reconstruit pierre après pierre et dédié à l’hospitalité abrahamique.

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En 1991, il fonde avec le père Jacques Mourad la communauté monastique Al-Khalil, en référence au nom coranique d’Abraham, l’ami de Dieu. La règle de cette congrégation mixte et œcuménique prône explicitement l’hospitalité comme pilier et le dialogue islamo-chrétien comme "horizon". Au fil des ans, les visiteurs de tous horizons sont de plus en plus nombreux. Le monastère s’apparente même à un centre de pèlerinage attirant jusqu’à 50 000 personnes par an – croyants et non croyants – avant l’éclatement de la guerre civile en 2011.

Le jésuite se révèle à la fois acteur et entrepreneur de l’interreligieux, n’hésitant pas à pratiquer le dhikr (récitation extatique du nom de Dieu) avec des soufis musulmans, à effectuer lui-même le sacrifice annuel de l’Aïd el-Kabîr, ou à créer une caverne des Sept Dormants dans une citerne désaffectée, en hommage à Louis Massignon. Paolo Dall'Oglio est allé très loin dans son entreprise, allant parfois jusqu’à parler d’"Église de l’islam" et à revendiquer une double appartenance : à la fois amoureux de l’islam et croyant en Jésus. Mais ses positions théologiques dérangent et sont considérés comme hétérodoxes, si bien qu’il a dû en rendre compte devant le tribunal de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi.

En 2011, il prend position pour la "révolution" et est expulsé de Syrie l’année suivante. Il y retourne clandestinement en 2013 avant d’être capturé à Raqqa par l’auto-proclamé "État islamique", le 29 juillet, alors qu’il cherchait à faire libérer des prisonniers chrétiens et musulmans devenant otage à son tour.

Khaled Bentounès (1949-)

Né à Mostaganem en Algérie, Khaled Bentounès devient à la mort de son père, en 1975, le guide spirituel de la "confrérie" soufie Alâwiyya, dont la chaîne initiatique (silsila, en arabe) remonterait au prophète Mohamed. Il est aussi l’arrière petit-fils du cheikh Alaoui (1969-1934) qui a fondé en 1914 ce nouveau courant soufi, branche mystique de l’islam qui prône l’unicité divine et une ouverture revendiquée à l’altérité, y compris religieuse. La tariqâ (voie) Alâwiyya compte aujourd'hui plusieurs dizaines de milliers d’adeptes, cherchant à incarner une autre représentation de l’islam que celle qui domine en Europe et notamment en France.

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L’émir Abdelkader, présentée dans l’exposition, est une figure majeure pour les adeptes. Le cheikh Bentounès rappelle d’ailleurs une anecdote lié au sujet de l’exposition : "Quand Napoléon III a reçu l’émir aux Tuileries, à Paris,  il a demandé s’il y avait un endroit où il pourrait prier. On lui a répondu qu’il n’y avait pas de mosquée mais qu’il y avait l’église de la Madeleine. Il a dit : "je veux y aller !". Ça a été le premier musulman qui a, en France, prié à l’intérieur d’une église. Ce n’est pas banal ! (…) Il y a un message pour nous aujourd'hui. Car on a reculé par rapport à ces êtres d’exception, qui sont venus nous apporter une clé de lecture un moyen de pourvoir tisser des liens entre nous, voir autrement le rapport à cette altérité qui fait partie de nous-même !"

Le cheikh fait montre d’une ouverture qui s’incarne par exemple dans la pratique biannuelle de retraites spirituelles (khalua) qui ont lieu dans des abbayes et monastères chrétiens (Encalcat, Lérins, Clarté-Dieu), où la quiétude est de mise. Il s’agit bien d’un partage temporaire d’un lieu, au nom d’une hospitalité monastique, mais sans pratique commune. Toutefois, le partage a pu être entier, comme au monastère de Notre Dame de l’Atlas à Tibhirine (Algérie), à partir de 1979. Les moines cisterciens et les confrères alawis de Médéa pratiquaient ensemble des dhikr, dans le cadre de rencontres du groupe de prière Ribat el Salam ("le lien de la paix", en arabe).

Acteur de premier plan du dialogue interreligieux, le cheikh sillonne le monde pour  promouvoir la paix, l’égalité homme-femme et la protection de l’environnement, à la rencontre d’acteurs majeurs, tels le Pape Jean-Paul II à Assise en 1986 ou bien le Dalaï Lama en 2003. Il s’engage dans la société civile en fondant par exemple en 1990 les scouts musulmans de France ou en 1999 l'association Terre d'Europe, trait d'union entre l'islam et le monde occidental. Il préside également l’ONG AISA (Association internationale soufie Alâwiyya) qui jouit d’un statut consultatif spécial auprès de l’ONU et qui œuvre pour que cette dernière décrète une journée mondiale du vivre-ensemble en s'appuyant sur un héritage spirituel et humaniste.

 

Cette page est tirée d'un article de Manoël Pénicaud publié dans le catalogue de l'exposition, Coexistences, Lieux saints partagés en Europe et en Méditerranée, Musée national de l'histoire de l'immigration/Actes Sud, 2017

L'ensemble des vidéos présentées ici ont été réalisées par Manoël Pénicaud et peuvent être également consulté sur la chaîne Youtube qu'il a consacrée à l'exposition Lieux Saints Partagés