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1Focus : Lampedusa au siècle des Lumières

de Dionigi Albera

Lampedusa est devenue le symbole, ces dernières années, de la traversée de la Méditerranée par les migrants, cette tragédie contemporaine qui assombrit les portes méridionales de l’Europe. Ces événements se greffent sur une histoire ancienne : pendant quelques siècles (du XVIe au XVIIIe siècle) cette île a joué un rôle important dans l’imaginaire européen et a été à l’origine d’un véritable mythe. Située entre deux continents, elle a été perçue comme un lieu utopique de trêve, de croisement et de tolérance religieuse. 

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Le mythe de Lampedusa

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Crèche de la Sainte Famille sauvant un migrant en Méditerranée, 2017 © Manoël Pénicaud / Le Pictorium

Cette œuvre a été offerte au pape François le 11 décembre 2013, lors d’une audience au Vatican. La scène figurée commémore la visite de François à Lampedusa et rend hommage à son engagement en faveur des réfugiés. Sensible à la détresse humaine des migrants illégaux, le saint-père a notamment invité plusieurs fois l’Europe à se montrer plus hospitalière. Quelques semaines plus tard, il a fait don à son tour de cette crèche à la paroisse de Lampedusa, pour remercier les habitants de leur accueil lors de sa visite sur l’île. Dionigi Albéra

Ce mythe reposait sur des faits bien réels, documentés par un ensemble imposant de sources écrites. Au cours de l’époque moderne, l’île est inhabitée à l’exception de quelques ermites. L’épicentre symbolique de l’île est alors représenté par une grotte (située juste en dessus d’une petite cale), transformée en un minuscule sanctuaire consacré à la Vierge. Et cette chapelle a une particularité : elle contient aussi le tombeau d’un saint musulman. 

Lampedusa se configure ainsi comme un espace neutre. Les marins turcs, arabes ou européens cherchent un abri lors d’une tempête ou font escale dans l’île pour s’approvisionner en eau et en nourriture (ils chassent notamment tortues et lapins). Tous, sans distinctions de religion, ne manquent jamais de visiter ce sanctuaire et d’y laisser des offrandes. À l’intérieur de la chapelle plusieurs objets déposés par les uns et les autres, incluant biscuit, fromage, huile, viande salée, vin, étoffes, habits, cordes, voiles et même de l’argent. Grâce à ces provisions, si un esclave réussit à s’échapper, il peut attendre sur l’île l’arrivée d’un bateau de sa nation qui puisse le prendre à bord. De même, les navires qui ont souffert pendant une tempête peuvent prélever ce dont ils ont besoin pour réparer leurs avaries, mais ils doivent y laisser des objets ou de la monnaie d’une valeur équivalente. Ceux qui soustrairaient à cet échange, seraient dans l’impossibilité de partir de l’île. 
De très nombreux ouvrages décrivent les principaux composants de la cohabitation interreligieuse à Lampedusa. On pourrait mentionner des centaines de références distribuées dans des publications de nature variée (récits de voyage, dictionnaires, relations géographiques et historiques…), rédigées dans différentes langues (latin, italien, espagnol, français, anglais, néerlandais…) et s’échelonnant sur plusieurs siècles. Ce corpus imposant a permis au mythe de Lampedusa de voyager en Europe, et d’être connu bien au-delà de son espace d’origine. La petite île est ainsi devenue "le haut lieu de l’entraide et de la tolérance en Méditerranée", pour reprendre une phrase de Guy Turbet-Delof, qui a consacré des pages fondamentales à la légende de Lampedusa (…).

La référence à Lampedusa dans les textes de Diderot

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Croix sculptées avec le bois des bateaux de migrants de Lampedusa, 2017. Oeuvre de Franco Tuccio, collection privée © Manoël Pénicaud / Le Pictorium

Depuis plusieurs années, l’ébéniste Francesco Tuccio fabrique des croix de dimensions variables (de quelques centimètres à plusieurs mètres), à partir d’un matériau singulier que l’on ne trouve qu’à Lampedusa : le bois des épaves des migrants qui ont échoué sur l’île. Actif dans le secours porté aux naufragés et ému par leurs tragédies comme par le nombre des victimes, cet artisan a décidé de fabriquer des croix pour sensibiliser l’opinion publique aux drames dont il était le témoin direct. Déclaration de fraternité et de solidarité, ces œuvres représentent à ses yeux un symbole à la fois de souffrance et de renaissance.
En mai 2013, à l’occasion de l’invitation du pape François à Lampedusa, l’archevêque d’Agrigente (Sicile) lui en a offert une de petite taille. Dès le mois de juillet, le saint-père a choisi d’effectuer son premier voyage sur l’île, où il a délivré un message fustigeant l’indifférence envers les migrants. Pour la célébration de la messe solennelle, Francesco Tuccio a réalisé le pupitre et la croix pastorale avec le bois des bateaux. Une grande croix, bénie par le pape l’année suivante, a ensuite entamé un long pèlerinage à travers l’Italie et l’Europe, faisant des haltes dans différentes villes. Dionigi Albera

Le rayonnement le plus important de la tradition de Lampedusa se déploie au XVIIIe siècle, quand celle-ci est relayée avec vigueur à Paris et, plus précisément, dans les cercles associés au mouvement des Lumières. Pour un certain nombre des protagonistes de la vie intellectuelle de la capitale, Lampedusa, avec son double culte, devient un symbole d’ouverture et de tolérance religieuses, auquel on se réfère de manière souvent détournée.

Le mythe fait surface plus ouvertement sous la plume de Denis Diderot. En 1757, ce dernier publie Le fils naturel (…), Lampedusa y devient le berceau d’une société nouvelle, dans laquelle le théâtre joue un rôle fondateur. Alors que les îles utopiques de Thomas More ou de Tommaso Campanella bannissaient l’art dramatique, dans celle esquissée par Diderot il apparaît comme le fondement même de la vie sociale : une sorte de nouvelle religion civique. (…) La localisation à Lampedusa de cette utopie théâtrale n’est pas anodine. Une note de bas de page montre que Diderot connaît bien la situation de l’île, sa neutralité religieuse à l’interface entre chrétienté et islam. Le statut de cette note suscite un certain nombre de questions (…). Plusieurs remarques de Diderot se rattachent à la tradition documentaire sur Lampedusa. D’autres semblent inventées. …

"La Lampedouse est une petite île déserte de la mer d'Afrique, située à une distance presque égale de la côte de Tunis et de l'île de Malthe. La pêche y est excellente. Elle est couverte d'oliviers sauvages. Le terrain en serait fertile. Le froment et la vigne y réussiraient : cependant elle n'a jamais été habitée que par un marabout et par un mauvais prêtre. Le marabout qui avait enlevé la fille du bey d'Alger, s'y était réfugié avec sa maîtresse, et ils y accomplissaient l'œuvre de leur salut. Le prêtre appelé frère Clément, a passé 10 ans à la Lampedouse, et y vivait encore il n'y a pas longtemps. Il avait des bestiaux. Il cultivait la terre. Il renfermait sa provision dans un souterrain ; et il allait vendre le reste sur les côtes voisines où il se livrait au plaisir, tant que son argent durait. Il y a dans l'île une petite église divisée en deux chapelles que les mahométans révèrent comme les lieux de la sépulture du saint marabout et de sa maîtresse. Frère Clément avait consacré l'une à Mahomet, et l'autre à la sainte Vierge. Voyait-il arriver un vaisseau chrétien, il allumait la lampe de la Vierge. Si le vaisseau était mahométan, vite il soufflait la lampe de la Vierge, et il allumait pour Mahomet".

L'île chez Rousseau

C’est dans son œuvre inachevée, Emile et Sophie ou les Solitaires, que le souvenir de l’île affleure de manière sensible. (…) En voici quelques éléments : Sophie trahit Emile, qui la quitte et entreprend des voyages ; il prend un bateau à Marseille, il est capturé par les barbaresques et finit esclave à Alger ; libéré par le Bey il parcourt l’Afrique ; dans ses voyages il entend parler d’une île déserte où il existe un miracle perpétuel : dans une grotte près du rivage il y a une statue de la Vierge et on y trouve toujours de la nourriture ; il visite l’île, constate le miracle et décide de s’installer, en subsistant grâce à la pèche et à ce qu’il trouve dans la grotte. Même si le nom de l’île n’est pas mentionné, les détails cités par Bernardin de Saint-Pierre ne laissent aucune incertitude quant à son identification avec Lampedusa. Sur l’île devaient se dérouler les événements successifs du roman, dont certains se réfèrent encore clairement à la tradition de Lampedusa (présence d’un vieil ermite, abondance de tissus dans la grotte mariale).

Les raisons de l’inachèvement de cet ouvrage, pour lequel Rousseau avouait cependant avoir un faible particulier, demeurent inconnues, tout comme les traces des conversations au sujet de Lampedusa que Denis et Jean-Jacques avaient probablement eues, pendant les longues années de leur amitié. 

Cette page est tirée d'un article de Dionigi Albera publié dans le catalogue de l'expositionCoexistences, Lieux saints partagés en Europe et en Méditerranée, Musée national de l'histoire de l'immigration/Actes Sud, 2017