Champs libres : livres

Philippe Corcuff, La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées

Paris, Textuel, 2021, 672 p., 26 €

journaliste

Sociologue et politologue, Philippe Corcuff est aussi un militant, passé par les rangs du PS, de la LCR et du NPA, des Verts, de la Fédération anarchiste. En janvier 2005, il signait l’Appel des Indigènes de la République. En mars 2006, après l’assassinat de Ilan Halimi, il prend ses distances avec ce groupuscule. Les pages qu’il lui consacre ici confirment sa décision. Tout cela dit moins l’instabilité d’un homme que la quête inassouvie d’un intellectuel engagé.

Universitaire, adepte des concepts et des pensées (Merleau-Ponty, Foucault, Boltanski, Thévenot, Bourdieu, Levinas…), il livre ici un essai de théorie politique. Homme d’engagement et acteur expérimenté, il propose « une boussole » bien utile par ces temps de confusion où une chatte ne retrouve plus ses petits. Les analyses foisonnent, comme la critique d’un régiment disparate de penseurs, qui tous en prennent pour leur grade (Julliard, Lordon, Bock-Côté, Sorel, Zemmour, Guilluy, Branco, Michea, etc.). Et les thèmes passés « à la moulinette » sont abondants : migrations, laïcité, identitarisme, nation, « islamophobie », antisémitisme, « race », gilets jaunes, héritage colonial et autres avatars, « délégitimation » des gouvernants, européo-scepticisme, féminisme, diabolisation des médias… Autant de sujets passerelles, d’espaces de « porosité », de pentes savonneuses sur lesquelles une partie de la classe politique, médiatique et intellectuelle – de gauche – glisserait allègrement, jouant le rôle d’agent catalyseur des idées de l’extrême droite. L’auteur alerte ! Un spectre à trois têtes hante notre vie politique : l’identitarisme, l’ultraconservatisme et le confusionnisme. Il ne s’agit pas ici de « confusions » mais de « l’extension de postures et de thèmes venant de l’extrême droite » avec, à la clef, la « possibilité » d’« un régime autoritaire aux tonalités xénophobes, sexistes et homophobes dans un cadre nationaliste ». « L’autonomisation du pouvoir policier » et les dérives présidentielles (« pratique verticale du pouvoir », « usage tactique de thèmes l’extrême droite » et un néolibéralisme présenté comme « seule politique possible ») ne feraient que renforcer l’hypothèse. À cela il faut ajouter les « manquements et les manques de la gauche », le décrochage du « lien entre critique sociale et émancipation », entendre « la conquête d’une autonomie individuelle et collective dans l’arrachement aux dominations ».

Partant, Corcuff souhaite « réinventer une gauche d’émancipation » qui serait « une gauche bariolée, polyphonique et pluraliste […] cosmopolitique, laïque, anticapitaliste, écologiste, intersectionnelle […], décolonisatrice, pluriculturelle et soucieuse des individualités, queer, radicalement démocratique, dans l’exploration et la stabilisation d’espaces communs », le tout avec une dose « libertaire ». Ouf ! Tandis que les confusianistes de tous poils plongent dans le bouillon plus noir que rouge du grand couscous « postfasciste » pour en retirer qui son navet, qui sa carotte, Corcuff brasse large, n’oublie rien ni personne, pas même les combats « pour l’heure sans connexion » autour du « pluriculturel », des « ZAD », des « luttes syndicales », des « scoops », du « féminisme » ou du « climat ». La « boussole émancipatrice » pourrait s’affoler.

La multitude des thèmes et des critiques, l’impressionnante galerie de portraits et les perspectives esquissées font naître critiques, oppositions et adhésions. On peut ainsi souhaiter du plaisir pour rassembler laïcs et militants dits « anti-islamophobie », féministes et barbus, pluralisme et nuances des uns versus obsessions et vindictes des autres, luttes de classes et luttes de races, voiles et queer… Faut-il, sous couvert de la légalité que leur confère la loi 1905 sur la voie publique, considérer un voile et une kippa comme deux manifestations comparables ? Du point de vue de la « logique émancipatrice » de l’auteur, le voile peut-il être traité sur le même plan qu’une kippa ? Idem concernant les arguties sur l’absence de « continuum » entre islamisme et djihadisme (entre discours radical et passage à l’acte !), d’abord défendue par l’auteur, puis (heureusement) relativisée par les travaux d’Haoues Seniguer. Réinventer « une gauche d’émancipation » ne souffrira ni d’arguties, ni de… « confusianisme ». Car le problème ne se limite pas à l’usage de la violence comme vient de le montrer la campagne pro-voile du Conseil de l’Europe, mais porte aussi (surtout ?) sur les nouvelles règles de vie imposées, les (petites) contraintes qui entravent, justement, les désirs d’émancipation.

Certains (voir Marianne ou En attendant Nadeau) ont fait de ce livre un bréviaire distribuant les bons et, surtout, les mauvais points, et ce sans que son auteur se remette en question. Outre que cela ne correspond pas au souci de la nuance, à l’« humilité théorique » affichée et à la volonté énoncée d’apprendre à « se déprendre de soi-même » (Foucault), le fait est que le ton de l’auteur est tout sauf péremptoire et vertical. Cet impressionnant tour d’horizon dans le champ de la pensée et de l’action politiques est argumenté et ouvre plutôt sur un regard critique que sur un nouveau dogmatisme. D’autant que le danger est réel, il suffit de voir les avancées électorales et les sondages, d’apprécier la teneur des programmes électoraux. Il suffit de mesurer le niveau de l’abstention, la perte de repère dans ce brouillard où « les discours sont plus composites et autorisent la cohabitation de morceaux de progressisme et de conservatisme de tailles variables en fonction des auteurs, des moments et des situations ». À voir la débâcle annoncée de la gauche (du PS aux Insoumis en passant par les Verts), Corcuff tente d’éclaircir l’horizon. Il faut lui en savoir gré.