Champs libres : musique

Birgit Ellinghaus : promouvoir les musiciens migrants en Allemagne

Du 13 au 19 septembre 2021, la ville de Cologne accueille l’événement Migrants Music Manifesto (MMM), moment fort du projet européen éponyme, principalement dédié aux musiciens réfugiés ou exilés en Europe, dont l’excellence est avérée dans leurs propres idiomes musicaux. MMM Cologne propose des « états généraux » consacrés aux musiques du monde, une prestigieuse création pour grand orchestre rassemblant près d’une trentaine de maîtres des musiques modales, ainsi que de nombreux stages animés par ceux-ci.

journaliste

Sans la constante implication de Birgit Ellinghaus, ce projet n’aurait probablement jamais pu voir le jour. Personnalité incontournable de la scène européenne des musiques du monde, elle dirige en Allemagne la société de production de spectacles et de disques alba Kultur. Après avoir collaboré à la programmation de la Philharmonie de Berlin, elle poursuit son travail de programmatrice experte es musiques extra-européennes dans de grandes institutions culturelles comme l’Opéra de Francfort et la Philharmonie de Hambourg. L’événement singulier mis sur pied à Cologne par Birgit Ellinghaus est l’occasion d’évoquer son parcours atypique et passionné, guidé par l’empathie, l’amour des esthétiques de l’altérité, le don pour débusquer le beau dans la diversité et de le révéler à ses contemporains.

Wuppertal, Paris, Düsseldorf

Hommes & Migrations : Qu’est-ce qui a déclenché votre intérêt pour les musiques du monde ?

Birgit Ellinghaus : « Je suis originaire de Wuppertal, la ville de Pina Bausch, dont les spectacles m’ont fortement imprégnée dès l’âge de 15 ans. Au milieu des années 1970, j’ai eu l’occasion de travailler au Centre culturel de Wuppertal. C’était un lieu que l’on pourrait qualifier d’avant-garde, assez ouvert pour que les émigrés commencent à y trouver des possibilités d’échanges. C’est là que j’ai noué mes premiers contacts avec des exilés de Turquie. Le pays, qui avait subi un coup d’État en 1971, allait en connaître un autre en 1980, et les personnes que je rencontrais avaient plutôt le profil de réfugiés. Mais, à l’époque, on ne faisait pas cette distinction. J’ai aussi rencontré des gens venus du Chili, notre région ayant fait un geste en accueillant 2 000 réfugiés chiliens, notamment des intellectuels. D’autres réfugiés sont ensuite arrivés du Salvador et du Nicaragua.

« L’influence des dramaturges Eugenio Barba et Ariane Mnouchkine se faisait ressentir à Wuppertal et leur théâtre rituel était toujours en connexion avec la musique. Ils m’ont influencée, me faisant découvrir un monde beaucoup plus vaste que celui auquel me donnaient accès les médias ou mon environnement proche. Wuppertal m’offrait l’opportunité de connaître ces gens, de travailler sur leurs projets. C’est ainsi que j’ai commencé à m’intéresser aux cultures du monde et à découvrir le fabuleux trésor des expressions musicales qu’elles recelaient. »

H&M : Quand avez-vous commencé à travailler avec ces musiciens étrangers ou réfugiés ? Et à partir de quand vous êtes-vous engagée auprès d’eux ?

B. E. : « De 1975 à 1983, le Centre culturel de Wuppertal m’a offert un espace de travail très intéressant. Les artistes le fréquentaient de la même façon qu’ils le font aujourd’hui lors de résidences artistiques. Il fallait leur trouver un hébergement, un lieu où ils pouvaient travailler dans la journée. Il fallait se débrouiller : nous n’avions pas de modèle. Nous leur faisions rencontrer d’autres artistes avec lesquels ils pouvaient collaborer, etc. Il y a toujours un aspect politique à travailler avec ce type d’artistes. Leurs engagements artistiques sont toujours en relation avec un engagement politique.

« Comme j’étais engagée auprès d’eux, j’ai suivi leurs engagements politiques au point d’être à ce point exposée qu’il m’a fallu disparaître un moment. J’étais très intégrée au milieu des artistes turcs, écrivains, cinéastes, chorégraphes et autres gens de théâtre exilés en France. Je suis alors partie les rejoindre en 1983 à Paris, où j’ai continué à travailler avec eux. Il s’agissait des équipes autour du cinéaste Yilmas Güney, du Théâtre d’Ankara, de l’ensemble chorégraphique d’Istanbul, de peintres ou d’écrivains, que j’avais aidés à trouver asile en France ou en Suède, alors que l’Allemagne leur était fermée.

« En 1986, un ancien collègue de l’université de Düsseldorf, où j’avais étudié jusqu’en 1980, est venu me chercher à Paris pour me demander de prendre la direction d’un petit centre culturel qui avait pour mission de travailler avec les émigrés. Ce centre était à vocation sociale autant que culturelle. Il était situé dans un quartier multiethnique de Düsseldorf qui regorgeait de squats et où vivaient de nombreux exilés. Le quartier était l’objet d’une intense spéculation immobilière de la part des banques locales, qui voulaient le réhabiliter. Au début, je ne voulais pas retourner en Allemagne. Je me trouvais bien dans la France de Mitterrand et la perspective de me retrouver dans un pays dirigé par Helmut Kohl ne me motivait pas vraiment. Mais j’ai fini par me laisser convaincre.

« Pourtant, très vite, j’ai compris les limites de mes possibilités d’action dans ce centre culturel par rapport aux expériences que j’avais déjà vécues, notamment sur une échelle internationale. Au bout d’un an, j’étais déjà à couteaux tirés avec l’institution et j’ai jeté l’éponge. Pendant deux ans, je me suis essayée dans le tourisme avant de décider de créer ma propre compagnie, alba Kultur, en 1989. La mission que je me suis fixée avec cette structure était de me battre pour la reconnaissance des expressions culturelles, d’où qu’elles viennent, et d’œuvrer en faveur du dialogue interculturel. J’en avais assez de voir qu’en matière de culture, dès lors qu’il s’agissait de personnes issues de populations émigrées, elles ne relevaient plus de l’administration culturelle mais de l’administration sociale. Je ne voulais plus subir cette façon de concevoir les choses, car j’avais compris par expérience que si l’identité culturelle est importante, la nationalité ne dit rien de la qualité artistique. »

Autour d’alba Kultur

« Dans les premières années d’alba Kultur, je travaillais aussi bien sur la musique que sur le théâtre, la littérature ou les arts plastiques. Très peu de structures travaillaient dans ce domaine, excepté Piranha[1] à Berlin. Progressivement, je me suis concentrée sur la musique parce que c’est un domaine qui permet d’aller plus en profondeur que le théâtre ou la littérature, qui dépendent d’une langue, et qui offre plus de facettes que la danse. En l’absence de soutien financier, il me fallait trouver un domaine dans lequel je pourrais survivre grâce au marché, mais aussi que je pouvais assumer à 100 % tant du point de vue éthique qu’artistique : et c’était la musique. »

H&M : Comment avez-vous réussi à intéresser les institutions culturelles de votre région Rhénanie-du-Nord-Westphalie, puis au-delà, aux problématiques des populations migrantes à travers la musique ?

B. E. : « Je les ai secouées et je continue de le faire. L’intérêt des institutions doit être sollicité si l’on veut qu’elles réagissent. Si l’on se reporte au contexte historique, on était loin à l’époque des Convention de l’Unesco sur le Patrimoine culturel immatériel et sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. Le concept de “diversité” était alors inaudible : personne n’avait idée de ce que cela pouvait signifier. Il y avait encore deux Allemagne et la sphère politique était plutôt préoccupée par la réunification que par les émigrés venus d’ailleurs. Avec la réunification, le territoire allemand a quasiment doublé. En quarante-cinq ans, les Allemands de l’Est étaient presque devenus des étrangers pour ceux de l’Ouest. Parallèlement à la chute du mur de Berlin, l’Allemagne s’est ouverte aux populations d’origine allemande qui vivaient dans les républiques soviétiques (Sibérie, Kazakhstan, Ouzbékistan, etc.). Plus de 2,5 millions de ces rapatriés ont été accueillis en Allemagne et d’autres sont venus de Pologne. Tous ces rapatriés d’origine allemande n’étaient pas identifiés comme des étrangers émigrés, mais ils l’étaient de facto. Si bien que l’intérêt des institutions était focalisé sur une autre dimension que la “diversité culturelle”, et je comprenais bien que, dans mon travail, je ne pouvais compter que sur moi-même. Étant libre, j’ai choisi d’investir l’argent que je gagne plutôt dans des projets fous que dans une voiture, une maison de campagne ou des voyages de luxe. »

H&M : Quels sont ces projets fous qui vous ont permis de progresser dans votre travail et de développer alba Kultur ?

B. E. : « C’est une chose à laquelle je réfléchis beaucoup et que je voudrais écrire. Je crois que je peux définir les grandes étapes franchies environ tous les dix ans : autour de 1980, puis autour de la chute du mur de Berlin vers 1990. En 2000, le changement de millénaire a été un moment de grande ouverture vers la mondialisation, avec le début de l’ère numérique, les premiers vols à bas prix, etc. En 2001, j’ai organisé un grand festival de musique turque en Turquie et dans la diaspora européenne[2]. Dans la ville de Bochum, la manifestation a attiré environ 25 000 spectateurs. 150 musiciens sont venus de Turquie, et une cinquantaine sont venus de la diaspora turque en Europe : Italie, France, Belgique, Hollande, Suisse, et la communauté de la région NRW. Cette manifestation a été le tremplin pour développer le concours Créole régional en 2006, puis 2008, et national en 2007, puis 2009. En 2010, j’ai organisé la conférence internationale Global Flux. Depuis quatre ans, je réfléchis à une manière de faire la transition vers une nouvelle époque. Et voilà que la pandémie vient confirmer le passage au monde d’après. J’ai bien l’impression que chaque décennie constitue une sorte d’unité globale. »

L’après pandémie

H&M : Quel impact la pandémie a-t-elle eu sur les musiciens réfugiés ou migrants ?

B. E. : « Depuis un an et demi, j’ai pris le temps de garder le contact avec des musiciens, non seulement en Europe mais aussi sur d’autres continents. Je n’ai pas pu encore faire une analyse complète. Ce que je vois, ce sont de grandes différences entre les pays. Certains gouvernements ont soutenu efficacement les artistes sur leur territoire national, d’autres ont utilisé la pandémie pour verrouiller leur système politique et faire taire les artistes qui les ennuient. Je constate que le concept de musiques du monde tel que nous l’avons vu émerger il y a un quart de siècle a disparu. Nous ne pouvons plus le reprendre tel qu’il était. De nombreux musiciens ont déjà disparu, au sens premier car certains sont morts à cause du Covid, d’autres ont décidé de regagner leurs communautés locales, rurales, et ont arrêté de se produire en tournées, déçus du manque de soutien de la part de ces pays riches qui les faisaient jouer. Ceux-là ont redéfini leur rôle à l’intérieur de leur communauté, laquelle prend une plus grande importance dans leurs activités. Quant à nous, producteurs et programmateurs européens, nous allons cesser de faire venir des artistes traditionnels de pays lointains pour un seul concert. La pandémie nous oblige aussi à réfléchir sur des formats de spectacles réduits avec des petites formations.

« J’ai une grande expérience des petites formes. Combien de fois ne s’est-on pas moqué de moi parce que je faisais venir des formations en duo, trio, alors que mes concurrents faisaient des tournées de grands concerts, dans de grands festivals avec des plateaux remplis ? Mais ce concept, que j’ai mis en pratique depuis des années, est celui qui convient aujourd’hui dans le domaine des musiques du monde : la possibilité de faire venir un groupe de loin pour une tournée, aménagée de résidences de deux à quatre semaines, avec des stages donnés par les artistes parallèlement aux concerts… Je vais continuer ce mode de travail que je pratique depuis vingt ans. Mais comment vont s’adapter les autres ? Il va vraiment leur falloir réinventer le monde du spectacle ! »

H&M : Voyez-vous quelques pistes en ce sens ?

B. E. : « En Europe, nous disposons d’un nombre très important de grandes salles de concerts, dont la programmation a d’abord été alimentée par un réseau de grands orchestres classiques, qui font le tour du monde, de Tokyo à New York, en passant par Paris, Sydney, Berlin et Los Angeles… Pour chaque concert, c’est 120 musiciens dans un avion aller-retour pour une seule prestation. Le monde de la musique classique ne peut plus fonctionner de la sorte : il devra nécessairement changer. Les orchestres américains dépendent entièrement de sponsors. La plupart d’entre eux sont entièrement monocolores : c’est la “suprématie blanche”. Sans même parler des scandales de chef d’orchestres dénoncés par #MeToo… Comment ce système peut-il perdurer ? Améliore-t-il la qualité du répertoire ? Dans ce contexte, il faut envisager d’autres possibilités. Pourquoi ne pas compter avec les musiciens émigrés dans nos pays, dont la qualité artistique est susceptible d’offrir de merveilleuses créations ? Je suis convaincue que nous allons assister prochainement à de grandes transformations dans ce domaine.

« Les institutions musicales doivent s’ouvrir à la diversité. Souvent, il suffit de faire varier un petit élément pour que toute la construction commence à bouger. Et je crois que la pandémie a eu cet effet. Certaines personnes pensent que la culture est en pleine déconfiture, notamment à cause de la fermeture des lieux de spectacle, mais elles oublient que les artistes sont bien souvent des activistes et qu’ils ont continué à travailler. Je crois que l’on va constater une explosion créative après la réouverture, et que celle-ci va enclencher des débats politiques et notamment avec les responsables des institutions. On va s’apercevoir que des liens nouveaux se sont constitués avec d’autres mouvements. Pour le moment, c’est encore assez flou, mais je suis sûre que, dans les deux prochaines années, le système global de la culture va complètement se transformer. Je ne sais pas si ce sera en mieux ou en pire, mais j’imagine un changement comparable à celui des années 1968. Nous allons entrer dans une nouvelle ère de la culture. »

Migrants Music Manifesto

H&M : Comment s’est dessiné le projet Migrants Music Manifesto[3] ?

B. E. : « Il faut se souvenir qu’avant la pandémie un événement important a touché l’Europe en 2015 : des réfugiés, notamment en provenance de Syrie, sont arrivés en grand nombre. Dès ce moment, nous avons noué des contacts avec des collègues en Belgique et en France afin de développer des collaborations qui mettraient en valeur les activités artistiques des musiciens réfugiés. Ceux-ci faisaient partie de ces millions de personnes contraintes de fuir leur pays. À l’époque, les Européens voyaient la migration qui déferlait mais n’envisageaient pas les individus qui la composaient. Ils ne se doutaient pas que de grands musiciens avaient tout laissé derrière eux, n’ayant pour seul bagage que la mémoire de leur musique car nombre d’entre eux avaient perdu leurs instruments. Ce constat était à la base de notre initiative. Aussi nous avons répondu aux premiers appels à projets européens dédiés aux artistes réfugiés en 2016 et en 2017. Mais la Communauté européenne a préféré le projet de Jordi Savall Orpheus XXI – Musique pour la vie et la dignité (cf. H&M, n° 1323).

« En octobre 2018, lors du Womex, nous avons été approchés par les représentants du Rocher de Palmer dans l’agglomération de Bordeaux, qui souhaitaient soumettre un projet au programme européen Europe créative. Nous nous sommes associés à ce projet mais l’expérience de nos deux précédents échecs nous laissait sceptiques sur nos chances de succès et modérait notre engagement. Or, en octobre 2019, nous apprenions que le projet était sélectionné. Toutefois, les difficultés de transition à la présidence de la Commission européenne, entre Jean-Claude Junker et Ursula von der Leyen, nous empêchaient de démarrer. Nos budgets ne pouvaient être libérés que par la nouvelle Commission, que le Parlement européen ne voulait pas reconnaître… Nous n’avons reçu le feu vert pour le lancement du projet qu’en décembre 2019. Tous les partenaires se sont réunis à la veille de Noël, prêts à lancer leurs activités, mais ils se sont rapidement trouvés confrontés à la pandémie de Covid-19. J’ai donc décidé de reporter d’un an le projet que j’avais prévu à Cologne pour septembre 2020. »

H&M : En quoi consistait le projet Migrants Music Manifesto à l’origine ?

B. E. : « Il s’agissait de travailler avec l’ensemble Refugees for Refugees, constitué de musiciens réfugiés basés à Bruxelles. Ceux-ci ont récemment rebaptisé leur groupe Refa[4]. L’ensemble devait se produire en France, Italie, Allemagne et Belgique, les pays partenaires, avec son propre répertoire. Il devait aussi rencontrer des musiciens exilés dans ces pays à l’occasion d’échanges musicaux, lesquels devaient donner lieu à des créations improvisées, des captations vidéo, des interviews, etc. Les musiques et informations collectées devaient servir à alimenter une banque de données au service de l’éducation musicale. »

H&M : Pourquoi alba Kultur et la ville de Cologne pour monter l’événement Migrants Music Manifesto ?

B. E. : « Il faut d’abord rappeler qu’au cours de ces dernières années, j’ai beaucoup travaillé à organiser la scène des musiques du monde dans la région Rhénanie-du-Nord-Westphalie et à Cologne. Depuis 2000, j’alimente régulièrement en concerts et ateliers le réseau Klangkosmos[5]. Dès 2006, j’étais très impliquée dans Créole[6], le premier concours mobilisant toutes les régions d’Allemagne pour valoriser les groupes professionnels de musiques du monde. Or, depuis que cet événement fédérateur a été repris en main par le Conseil de la musique de la région, aucun soutien financier public n’a plus été affecté aux musiques du monde en Allemagne. Pourtant, les activités dans ce domaine n’ont cessé d’augmenter avec l’arrivée de nouveaux musiciens. Aussi, alba Kultur est-il devenu un lieu d’observation dans le domaine des musiques du monde autant qu’un repère pour ses acteurs : musiciens, organisateurs de spectacles, structures culturelles, etc.

« La région Rhénanie-du-Nord-Westphalie compte environ 20 millions d’habitants. L’activité artistique y a une place importante. Depuis 2010, alors qu’Essen et la Ruhr étaient capitale culturelle européenne, une politique de transition vers les industries créatives a été mise en place. Partout dans la région, on trouve des clusters dédiés à la création dans toutes sortes de domaines. Le ministère de la Culture régional est actuellement dirigé par Isabel Pfeiffer-Poensgen, qui vient du secteur culturel et non de la sphère politique. Sachant que la culture fonctionne avec beaucoup d’acteurs indépendants et de personnes aux statuts précaires, elle a initié un programme de bourses pour aider les artistes face à la pandémie. À partir du mois d’août 2020, 15 000 bourses d’un montant de 7 000 euros par artiste ont bénéficié à environ 200 musiciens de musiques du monde résidant sur le territoire régional.

« Comme j’ai toujours suivi l’activité du secteur, j’ai pris contact avec beaucoup de musiciens et je les ai aidés à remplir leurs dossiers de demandes de bourses. Seul un dixième des 200 bénéficiaires sont de souche allemande. J’ai pu travailler avec eux, voir ce qui les intéresse en matière de création dans leur propre univers artistique. J’ai pu m’appuyer sur des listes de professionnels que j’avais identifiés jusqu’en 2010 et maintenues à jour bénévolement depuis. Mes relations de confiance avec les différentes communautés de musiciens m’ont également permis d’identifier les nouveaux arrivants. En les aidant dans leurs démarches administratives, j’ai pu connaître plus précisément leur situation personnelle et leurs besoins : conditions de vie, passeport, affiliation à une société de droits d’auteur, assurance, etc.

« À travers mes collaborations avec de grandes institutions culturelles comme la Philharmonie de Berlin, l’Opéra de Francfort ou la Philharmonie de Hambourg, j’ai pu observer la façon dont les musiciens étaient traités durant la pandémie. Beaucoup de diffuseurs ont annulé des concerts sans se soucier des musiciens, qui ont tout perdu malgré leurs contrats. En revanche, la Philharmonie de Hambourg, consciente du fait que sans les musiciens indépendants elle ne pourrait pas exister, a constitué un fonds pour les soutenir en demandant aux spectateurs d’accepter de ne pas être remboursés de leurs billets. Ce fonds sert à compenser par une somme raisonnable tous les contrats annulés de musiciens indépendants. Il a aussi été abondé par des sponsors privés.

« Je constate par ailleurs que ces grandes institutions musicales rencontrent des problèmes de programmation. Elles possèdent des salles de 200 à 500 places pour la musique de chambre et leur grande salle de concert de 2 000 à 3 000 places. Or, avec leur politique de programmation qui vise à intégrer plus de musiques et d’une plus grande diversité de styles, peu de spectacles correspondent au format des grandes salles. De plus, l’offre de productions de ce type est assez maigre. Ces salles, conçues acoustiquement pour la musique classique, ne sont pas adaptées aux concerts de “global pop”, qui ont besoin d’être très amplifiés. Quant aux groupes acoustiques, ils ont rarement la capacité de remplir ces grandes salles. Si je veux que les musiciens avec lesquels je travaille soient programmés dans ces grands lieux institutionnels, je dois d’une part les inciter à rester dans des propositions de concerts acoustiques, mais aussi à proposer sur scène un nombre conséquent de musiciens et à concevoir un spectacle susceptible de remplir la salle. »

H&M : Comment cette réflexion s’articule-t-elle avec le projet MMM ?

B. E. : « Mon rêve a toujours été de créer un grand orchestre avec des musiciens originaires du Proche et du Moyen-Orient, depuis la Méditerranée jusqu'en Asie centrale et en Afghanistan. Comme je n’ai jamais eu le financement pour permettre un travail de répétition sur plusieurs mois en résidence, j’ai choisi une option pratique. Grâce à la subvention européenne et dans la perspective de collaborer avec l’ensemble Refa basé en Belgique, j’ai pu envisager de constituer un grand orchestre en lui adjoignant des musiciens résidents en Allemagne. Bruxelles n’est pas loin de Cologne et les musiciens se connaissent entre eux, travaillent parfois ensemble dans l’un ou l’autre pays. J’ai donc sélectionné en Allemagne trois ensembles de grande qualité qui travaillent sur des répertoires de musique modale : l’Ensemble Norouz (Cologne), dirigé par Bassem Hawar ; l’Ensemble Migrantis Aves (Cologne), dirigé par Hindol Deb ; l’ensemble Orpheus XXI NRW (Dortmund/Essen) sous la direction artistique de Rebal Alkhodari, créé dans le cadre du projet Orpheus XXI initié par Jordi Savall.

« Une partie du budget sert à passer commande de nouvelles compositions pour un répertoire original. Chacun des ensembles résidant en Allemagne fournit deux morceaux destinés à être joués par le grand orchestre. L’ensemble Refa, qui fonctionne en collectif et de manière orale, a choisi trois morceaux. Un premier jet a été transmis aux autres musiciens pour qu’ils puissent en saisir les intentions. Et j’ai confié la direction artistique du grand orchestre au musicien et compositeur irakien Bassem Hawar[7], qui se charge des arrangements des morceaux de Refa pour le grand orchestre. Celui-ci rassemble 26 musiciens issus de plusieurs générations de réfugiés d’origine tibétaine, indienne, afghane, iranienne, irakienne, syrienne, kurde, turque, mais aussi un musicien belge féru de musique orientale et un Américain spécialisé dans la musique baroque. Tous exercent depuis longtemps leurs talents dans le contexte des musiques modales et se comprennent à travers le langage de la musique. »

Migrants Music Manifesto – Cologne

Url : www.migrants-music-manifesto.de alba Kultur.

 

[1] Société de production, organisatrice de concerts, de festivals et label de disques dédié aux musiques du monde, productrice déléguée du Womex (World Music Expo), salon-marché international annuel depuis 1994.

[3] Migrants Music Manifesto implique deux types de partenaires européens. Quatre structures organisent des activités sur leur territoire : Le Rocher de Palmer à Bordeaux (France), Associazione Abusuan à Bari (Italie), Muziekpublique à Bruxelles (Belgique) et alba Kultur à Cologne (Allemagne). D’autres partenaires interviennent comme consultants : l’Institut ARI (Basque Anthropological Research Institute on Music), basé à Bayonne (France) et lié à l’EHESS, assure l’évaluation scientifique du projet ; l’Edra en Grèce, dont la mission est d’améliorer la vie des groupes sociaux vulnérables et de changer l’attitude de la société à leur égard, aborde la question des relations entre la santé et la musique.

[4] « Nous voulons être considérés avant tout comme des musicien.ne.s, comme des personnes et non comme des réfugié.e.s », explique Tarek Alsayed, membre du groupe et joueur de oud syrien. « Le nom de notre groupe nous a enfermés dans un rôle de victime. Nous voulons que les organisateurs et organisatrices nous programment pour notre musique, et non pas parce que nous sommes réfugiés. »

[5] Klangkosmos est un réseau régional de petits lieux de diffusion qui irrigue plus d’une vingtaine de villes. Depuis sa fondation en 2000, alba Kultur a organisé près de 2 400 concerts, accompagnés d’environ 500 ateliers musicaux dispensés par des artistes venus de plus de 140 pays pour des tournées/résidences de 1 à 4 semaines relayées par la radio WDR3. Url: https://www.klangkosmos-nrw.de.

[7] Maître du « djozé », petite vielle à archet traditionnelle d’Irak, munie de quatre cordes et dont la caisse de résonance est faite d’une noix de coco.