Chronique livres

Choc des civilisations pour un ascenseur Piazza Vittorio

de Amata Lakhous

Un immeuble Piazza Vittorio à Rome, là même où Vittorio de Sica tourna quelques scènes de son Voleur de bicyclette, en 1948. Proche de la gare centrale, Piazza Vittorio est “l’unique quartier multiethnique du cœur historique de Rome”. À l’intérieur, un ascenseur devenu objet et symbole de tous les conflits, caisson où se cristallisent les différences sociales, nationales ou culturelles. Trois disparitions occupent le lecteur. Tandis que Lorenzo Manfredini, surnommé le “Gladiateur”, est retrouvé raide mort dans l’ascenseur, Amadéo, volatilisé dans la nature, est soupçonné, par la police et une partie de la presse, d’être l’auteur du crime. Reste la disparition de Valentino ; le modeste caniche finira par tenir une place bien plus importante que ses importunes mictions dans l’ascenseur. Amara Lakhous montre, sur un mode distancé et léger où l’humour ne gomme nullement le tragique des situations et des existences, les multiples facettes de la réalité, les interprétations différentes sur les événements, les jugements portés sur ses voisins par chaque habitant de l’immeuble. Il y en a une dizaine. Benedatta est la vieille concierge napolitaine. Raciste à souhait, elle soupçonne la communauté chinoise d’avoir enlevé le chien et quelque autre immigré d’avoir trucidé il Gladiatore. Elisabetta est justement la propriétaire inconsolable du chien Valentino. Comme Benedatta, elle ne fait “pas confiance aux immigrés”, aussi, conséquente avec elle-même et avec son amour pour la gente canine, elle suggère, pour soutenir l’économie nationale, de remplacer les immigrés par des chiens. Les droits des autochtones sont aussi faits pour les chiens, tout de même ! Antonio Marini, lui, est d’une autre stature. Universitaire, il représente la civilisation face à la barbarie, la supériorité milanaise sur un Sud débraillé et dépravé. Il considère d’ailleurs la panne de l’ascenseur comme une atteinte à la civilisation. L’érudit peste contre l’écologie et demeure incrédule face à cette vérité dont l’Italie n’a pas l’exclusivité : “incroyable, le football fabrique de l’identité”. Le football, justement, est ce qui détermine Sandro, propriétaire du bar Dandini. Ce Romain pur sucre n’aime pas les gens du Nord et encore moins sans doute les Napolitains supporters de la Lazio. Au cœur de ces rivalités et subtilités italiennes, il y a les immigrés : Parviz, qui a fui l’Iran des ayatollahs, Iqbal le Bangladeshi, incarnation du fait que les musulmans ne se résument pas aux conceptions étroites d’Abdellah, le poissonnier algérien, fier de ses “origines”. Maria, elle, est une sans-papiers péruvienne. Comme Iqbal, elle n’a pas le droit d’utiliser l’ascenseur : “parfois je doute de mon humanité”, finit-elle par dire. Johan est le colocataire hollandais de Lorenzo, la victime. Il projette de réaliser un film sur ses voisins à partir justement de l’ascenseur. Il y a enfin Stefania, l’épouse. Elle raconte les cauchemars d’Amadéo et ce prénom crié dans le noir d’une nuit agitée : Bahdja. Stefania ignore le sens de ce mot. C’est Abdellah qui ouvrira au lecteur les portes de la mémoire d’Amadéo, dont le véritable prénom est Ahmed. Chacune des “vérités” énoncées par les habitants de l’immeuble est entrecoupée des “hurlements” d’Amadéo, enregistrements livrés à un appareil à cassettes. “Le hurlement est-il l’avortement de la vérité ?” s’interroge Amadéo. Tous, pour des raisons diverses et parfois contradictoires, aiment Amadéo. Quand le bruit court qu’il serait lui aussi immigré, personne ne veut le croire. Lorenzo était détesté de tous pour le mal qu’il faisait ; Amadéo, lui, était aimé pour le bien qu’il prodiguait à tous. Le livre, riche et subtil, est nourri de références littéraires, poétiques et cinématographiques. Il brille aussi par son intelligence et par ses soubassements intellectuels nés sans doute de la réflexion et des recherches de son auteur anthropologue. Car derrière la légèreté du propos, Amara Lakhous aborde des questions sérieuses, laissant à chacun le choix : se délecter d’un ton et d’une histoire ou aller plus avant, réfléchir à l’ignorance qui mine toute possibilité de cohabitation joyeuse et solidaire dans des univers mondialisés, s’interroger sur le rôle et la place de la mémoire “roche de Sisyphe”, sur les mirages et les vertiges des discours identitaires : “c’est magnifique de pouvoir se défaire des chaînes de l’identité qui nous mènent à la ruine. Et moi qui suis-je ? Qui es-tu ? Qui sont- ils ? Ce sont des questions inutiles et stupides”, dit Ahmed-Amadéo.