Champs libres : films

Des hommes

Film de Lucas Belvaux (France, 2020)

journaliste

Il fut un temps où les films qui traitaient de la guerre d’Algérie (1954-1962) renvoyaient une image duelle de ce conflit. Très souvent, l’affrontement entre l’armée française d’occupation et les maquisards épousait un caractère binaire qui distinguait les bons et les méchants, occultant les histoires individuelles au profit de l’histoire collective avec pour interrogation « Pour ou contre la lutte de libération du peuple algérien ? ».

Dans Des Hommes, le cinéaste belge Lucas Belvaux a choisi de rendre compte de la complexité d’une guerre qui ne disait pas son nom. Pour cela, il a adapté à l’écran le roman éponyme de Laurent Mauvignier paru il y a dix ans. Avec un focus sur quelques personnages engagés sous l’uniforme français, Lucas Belvaux entremêle des récits individuels et la réalité d’une guerre avec tous ses excès qui ont pour cadre les maquis algériens, mais également le destin de ces jeunes appelés que l’on voit évoluer et vivre quarante ans après dans leur village français. Ils ont tous été marqués ou traumatisés par une guerre dont la violence s’exprime des deux bords. D’autant qu’ils ont été enrôlés en 1960, deux ans avant l’indépendance, à une période où les deux camps se rendent coup pour coup avec une violence rare.

Ils se sont tus longtemps, ils ont vécu leur vie, mais parfois il suffit de presque rien : d’une journée d’anniversaire, celle de Solange (lumineuse Catherine Frot), sœur de Bernard dit Feu de bois, incarné par un Gérard Depardieu plus vrai que nature et que seul l’alcool maintient dans une haine viscérale des « Bougnoules ». Et il suffit d’un cadeau, en l’occurrence d’une broche familiale, pour que, quarante ans après, le passé fasse irruption dans la vie de ceux qui ont cru pouvoir le nier.

La construction du film repose entièrement sur la technique du flash-back, qui tantôt raconte le présent au village, tantôt le passé dans le djebel algérien, lorsque Bernard n’a que 20 ans comme son cousin Rabut (Jean-Pierre Darroussin), plus introverti, et leur ami Février (Félix Kyzyl), avec lequel subsistera un certain antagonisme quant aux opinions des uns et des autres autour de cette guerre sans nom.

Outre le flash-back, Lucas Belvaux recourt beaucoup à des voix off, celles de Bernard et de Rabut notamment, qui enrichissent le propos grâce à des charges d’émotion qui les accompagnent en ajoutant des strates aux séances filmées.

Des Hommes est, selon le cinéaste, « un film sur la mémoire, les souvenirs, les cicatrices. Pour ceux qui en sont revenus, cette guerre ne s’est jamais terminée parce qu’on ne l’a jamais nommée, jamais considérée comme telle […]. Ils ont fait ce qu’ils pensaient être leur devoir et se sont rendu compte plus tard qu’ils avaient été les rouages d’une mécanique terrifiante ».

Les scènes qui ont pour cadre l’Algérie des appelés donnent un certain éclairage et des explications sur l’évolution psychologique des uns et des autres, qui vont modifier leur regard sur l’ennemi. Ainsi, à la suite de l’assassinat d’un médecin français dans d’atroces conditions, les soldats ne parlent plus de « fellaghas ». Ils les traitent désormais de « bougnoules » ou de « crouilles ». De même, les exactions françaises s’amplifient. Les mechtas sont sévèrement réprimées. La population va mourir sous les balles, et surtout le napalm auquel l’armée n’hésite plus à avoir recours.

Autre traumatisme, côté français cette fois, l’attaque meurtrière du campement de l’armée suite à la trahison d’un harki. Et là, les cicatrices et les conflits internes vont s’affirmer fortement. On s’en prend à un appelé pacifiste qui souhaite l’indépendance du pays au grand dam de ses collègues, plus que jamais remontés contre les fellaghas qui, de leur côté, combattent et tuent les soldats français.

Longtemps proche de la religion catholique, Bernard finit par s’en éloigner suite aux traumatismes subis. Les corvées de bois, le bombardement des mechtas, les corps précipités du haut des hélicoptères, les destructions de villages… autant d’événements qui vont marquer les jeunes appelés. Bernard, qui va épouser Mireille fille de colon, en veut à son beau-père totalement Algérie française. Plus tard, il vivra à Paris et sera absent de son village pendant dix-sept ans.

Les séquences finales intègrent des archives de l’indépendance et de l’exode des pieds-noirs. Les appelés évoquent avec tristesse l’abandon de ces harkis qui ont combattu à leurs côtés. Lucas Belvaux explique ainsi le silence des appelés : « On dit souvent que les anciens d’Algérie n’ont pas raconté, je crois surtout que personne ne voulait les entendre, on les a condamnés à ce non-dit, à ce silence qui est la marque de la guerre d’Algérie. C’est ce que j’avais envie de porter à l’écran depuis que j’avais lu le livre. […] Après l’achat des droits, j’ai trouvé que le projet arrivait naturellement, après Chez nous qui parlait de la montée de l’extrême droite. Le FN s’est en grande partie construit sur les cendres de cette guerre-là… »

Ainsi, avec Des Hommes, Lucas Belvaux a signé un film à la fois très original et rare qui occupera désormais une place singulière et incontournable dans le paysage cinématographique des films traitant de la guerre d’Algérie.