Ce dossier présente un corpus original de travaux menés par des chercheurs, principalement mexicains, portant sur les enjeux et les évolutions contemporaines des migrations internationales au Mexique et, pour la plupart, jamais encore traduits en langue française.
L’emblématique couple migratoire Mexique/États-Unis traverse l’une des frontières les plus convoitées et les plus sécurisées du monde contemporain. Plus de 10 % de la population mexicaine vit aux États-Unis (soit 17 % de la population active étatsunienne) où elle représente le premier groupe étranger(1).
Au Mexique, le phénomène est inversé : à peine 1 % de la population(2) est né à l’extérieur, dont les trois quarts aux États-Unis (majoritairement d’origine mexi caine), et un petit quart en Amérique centrale.
L’accroissement récent de la population étrangère est l’une des composantes des évolutions du panorama du Mexique dans la migration internationale : pays de départ avant tout, c’est aussi un pays de retour, de transit et d’immigration. La migration mexicaine aux États-Unis a connu depuis le milieu des années quatre vingt plusieurs transformations majeures. La réforme migratoire états-unienne de 1986 (Irca) a permis la régularisation du séjour de 3,2 millions de migrants irréguliers, en majorité mexicains, et a parallèlement amorcé une politique de durcissement des contrôles et de fermeture de la frontière. Ce processus s’est renforcé durant les années quatre-vingt-dix, et s’est accéléré après les événements du 11 septembre 2001 impli - quant des conséquences sécuritaires. Ces évolutions ont contribué à la transformation des formes de la migration. Ces migrations, qui étaient circulaires (continuels allersretours entre destination et origine), sont devenues sédentaires, tout d’abord parce que les régularisations ont favorisé les mesures de regroupement familial, et ensuite parce que le durcissement des conditions de passage de la frontière a notablement ralenti les
circulations au profit d’un allongement des séjours.
Les flux de migrants ont néanmoins énormément augmenté depuis les années quatre vingt-dix. En effet, deux phénomènes concomitants expliquent cette croissance : toutd’abord, l’émigration s’est généralisée à l’ensemble des régions du Mexique, au-delà des espaces traditionnels d’émigration du centre-ouest du pays et, ensuite, les destinations des migrants se sont démultipliées en couvrant l’ensemble des États-Unis et non plus seulement les régions longtemps privilégiées du Sud-Ouest, de l’Illinois et de la Floride.

La croissance considérable des remises financières envoyées par les migrants a favorisé une réflexion sur le lien entre la migration et le développement, a impulsé des politiques d’encadrement et d’incitation à la productivité des remises et suscité des débats sur le rôle des individus migrants dans le développement de leurs régions d’origine.

De nouvelles formes de migration en temps de crise économique

Depuis quelques années pourtant, et notamment depuis la crise de 2007, le solde migratoire à la frontière n’a cessé de diminuer jusqu’à devenir nul en 2012, fait historiquement nouveau qui atteste d’un nombre important de retours ainsi que d’un ralentissement des flux d’entrées dans l’autre sens.
Ce fait nouveau renvoie aux difficultés croissantes du passage d’une frontière à la fois de plus en plus sécurisée et de plus en plus dangereuse, de par les risques encourus par les passeurs et leurs clients, et la croissance des groupes mafieux contrôlant les routes de la migration. Mais c’est également lié à la baisse relative de la relation coût/bénéfice de la migration mexicaine aux États-Unis où la crise économique a tendu les marchés de l’emploi, où la crise immobilière a particulièrement affecté les populations en situation de vulnérabilité, et où les législations anti-immigration ont renforcé un climat d’insécurité croissant pour les sans-papiers.
Ces changements traversent tous les articles du dossier lesquels, depuis des perspectives
disciplinaires complémentaires (géographie, sociologie, anthropologie, sciences politiques), en explorent chacun un volet spécifique.
Les trois premiers textes soulèvent des discussions théoriques fondamentales dans l’analyse des migrations. L’article de Jorge Durand, à la dimension englobante, ouvre le dossier en s’interrogeant sur le futur de la dynamique migratoire. Il met en relation les évolutions des contextes politiques, économiques et sociaux états-unien et mexicain, pour évaluer le poids des composantes structurelles et conjoncturelles dans la récente “baisse imprévue” des flux et son devenir, et discute la relation coût/bénéfice du point de vue du migrant. La baisse des remises depuis la crise états-unienne, leurs fluctuations conjoncturelles en général, mais aussi la vulnérabilité des foyers mexicains dont les revenus en dépendent, font douter d’un financement solide du développement par le biais des transferts.

C’est ce que soutiennent Silvia Giorguli et Édith Gutiérrez qui discutent à la lumière de ces changements la relation entre migration et développement, remettant en question la vision des migrants comme acteurs du développement local. La prise de conscience du coût représenté par la perte d’actifs qu’impliquent les départs initie une incitation gouvernementale au retour, mais aussi à la non-migration, ce qui exige des politiques mexicaines engagées dans le soutien à la formation et l’emploi.

En effet, comme le montre Rubén Hernández-León, la migration développe sa propre industrie, regroupant entrepreneurs, entreprises, services qui facilitent les mobilités internationales, l’installation, la circulation des migrants, de leurs proches, de leurs biens et des transferts. Outre des acteurs, cette industrie comprend des organisations, des infrastructures, légales et illégales, participant de la cocréation de la migration.

Cette proposition théorique est étayée à partir de l’exemple de l’industrie du transport des migrants, selon une perspective historique et géographiquement multisituée, mettant en évidence comment économie souterraine et formelle, acteurs individuels comme grandes entreprises de transport, participent de la constitution de noeuds de relations et de la structuration des systèmes migratoires.

Durcissement de la frontière et stratégies de contournement

Les trois textes suivants interrogent les acteurs informels et étatiques de la migration. David Spener s’est penché sur les pratiques de “coyotage” ou de passage clandestin de la frontière, l’épreuve de la présence récente des cartels de la drogue sur les routes de la traversée des Centraméricains et des Mexicains qui sont devenues de plus en plus dangereuses depuis le milieu des années deux mille. À travers l’hypothèse de la collusion des mafias et des fonctionnaires, il confirme l’importance de cette économie de la migration et la nécessité d’une réflexion sur la responsabilité des États mexicain et états-unien dans la dégradation des situations.

C’est la responsabilité éthique et morale de la bureaucratie des services de contrôle de la frontière aux États-Unis que discute ensuite Nestor Rodríguez, questionnant les causes des nombreux décès de migrants sans papiers dans leurs tentatives de passage, et dont le nombre a considérablement augmenté depuis la mise en place d’opérations de surveillance accrue au milieu des années quatre-vingt-dix, atteignant près de 500 morts en 2005.
Mais c’est l’État mexicain qu’interroge Primitivo Rodríguez Oceguera en analysant les différentes composantes de la nouvelle loi migratoire mexicaine de 2011. Au-delà d’un exposé de motifs pavé de bonnes intentions, la loi propose une politique répressive qui s’inscrit dans la continuité de la politique états-unienne, mêlant migration et sécurité nationale, contribuant à une instrumentalisation politique du Mexique par les États-Unis et ne permet tant pas d’affronter sérieusement les enjeux du lien migration/développement, ni de la sécurisation des migrants centraméricains de plus en plus nombreux à transiter par “l’enfer mexicain”.

Les trois derniers textes replacent en pre mière ligne les acteurs migrants, interrogeant l’évolution de certaines pratiques et normes sociales. Laura Velasco Ortiz montre comment la migration de groupes indigènes a favorisé une nécessaire sortie du prisme dominant du nationalisme méthodologique dans lequel une vision uniformisatrice de la société mexicaine les avait cantonnés. La migration a permis une ré-ethnicisation différenciée des groupes, au service d’une politisation transnationale instrumentale pour certains, plus normative et ancrée dans des pratiques familiales ou communau taires pour d’autres.
Victor Zúñiga, à partir des résultats d’une enquête réalisée dans des écoles publiques de quatre États mexicains, met en lumière la situation nouvelle des enfants binationaux, souvent nés aux États-Unis et de retour au Mexique en nombre croissant.

Il questionne la complexe redéfinition de leurs identités, différenciées selon le sexe mais aussi selon leur dimension ethnique.

Le texte de Patricia Arias révèle enfin les changements induits par les évolutions récentes de la migration dans les pratiques festives des communautés rurales et en particulier les fêtes patronales. D’un côté, dans les régions traditionnelles de la migration ancrées dans des pratiques catholiques, aux fêtes des absents succèdent les exportations des icônes et des pratiques aux États-Unis, tandis que le développement commercial d’un tourisme des festivités dans les lieux d’origine ne semble pas du goût de tous. De l’autre, dans les régions indigènes inscrites dans des systèmes communautaires fortement structurés, traversés par des tensions très fortes à l’heure où les migrants résistent à accomplir leurs traditionnelles obligations de charges, surgissent des conflits de pouvoir entre migrants et non-migrants, mais aussi entre générations, qui révèlent les fragilités économiques d’un monde rural mexicain en transformation.

Le prisme mexicain dans les migrations internationales

Ces perspectives mexicaines sont complétées par quelques textes hors dossier qui permettent un croisement des regards. Sous un angle historique (seconde moitié du XXe siècle) et comparatif, Blanca Ceceña observe les modalités de l’insertion féminine dans la domesticité, des Mexicaines de Los Angeles et des Espagnoles de Paris, éclairant des modèles économiques et politiques distincts. Annalisa Lendaro analyse, à partir d’une comparaison des politiques publiques française et italienne d’aujourd’hui, la façon dont la catégorie d’“immigré” est construite et utilisée par l’action publique. Son approche est menée à partir d’une entrée territoriale (comparaison de deux régions) et sectorielle (dans le secteur du bâtiment et la domesticité). Elle met ainsi en lumière la façon dont se définissent, au niveau institutionnel, organisationnel et des pratiques, des modèles d’insertion différenciés.

Ces quelques textes issus du cas mexicain rappellent que les enjeux soulevés par le dossier dépassent largement le cadre qui les concerne. C’était l’objet même du colloque à l’origine de cette publication, organisé à Marseille(3) en octobre 2011, dont le pari était de mettre en perspective les migrations internationales observées à partir du prisme mexicain et comparées avec celles des rives de la Méditerranée. Marseille, ville construite sur l’histoire de nombreuses migrations était le lieu emblématique pour organiser cet événement conçu dans le cadre de l’année du Mexique en France et maintenu grâce au soutien de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur.

Cette perspective de dialogue entre l’Amérique latine et la Méditerranée avait été initiée dès 2005 lors d’un accord de coopération développé entre la région Provence- Alpes-Côte d’Azur et l’État du Nuevo León au Mexique. Cet échange que nous avons appelé “Sud à Sud” a depuis été particulièrement fécond d’un point de vue scientifique, d’une part, permettant une nouvelle lecture des migrations interna tionales, et d’un point de vue institutionnel, d’autre part, favorisant de nombreuses circulations d’étudiants, de chercheurs, de connaissances porteuses d’éclairages Sud-Sud novateurs.

Le défi va au-delà du terrain scientifique, car l’étude des migrations soulève des enjeux politiques, sociaux, économiques et culturels fondamentaux du monde contemporain. La circulation accrue des personnes renvoie tant aux formes complexes de globalisation des mondes du travail, aux profondes inégalités de développement au sein desquels ces mouvements s’inscrivent, qu’aux formes de transnationalisation des familles, des liens, des cultures, que les flux génèrent. Les cosmopolitismes se renouvellent, les cultures transnationales se consolident, en même temps que les enjeux identitaires et sécuritaires se font politiquement plus violents, souvent au mépris des droits de l’homme, comme en témoignent les fermetures de frontières, les murs et les restrictions des circulations de personnes. La recherche sur les migrations est aussi une dénonciation de l’injustice de ces milliers de morts survenues dans la traversée de la Méditerranée comme dans celle du Rio Bravo.

Notes
1. Plus de 11,7 millions de Mexicains nés au Mexique vivent aux États-Unis, soit plus de 30 % de la population états-unienne née à l’étranger.
2. Soit près d’un million de personnes.
3. Colloque international : “Le Mexique dans les migrations internationales, mises en perspective méditerranéennes”,
17-19 octobre 2011, organisé par le Centre d’études mexicaines et centraméricaines – MAEE/CNRS, le LEST, l’IRD, Telemme, Mimed, la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, l’université de Provence et la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, avec le concours de l’ANR.