Chronique livres

In Koli Jean Bofane, La Belle de Casa

Arles, Actes Sud, 2018, 208 pages, 19 €

[Texte intégral]

Journaliste

"Ichrak metet !", ainsi s’ouvre le roman. Autrement dit "Ichrak est morte", dans le quartier Derb Taliane de Casablanca. Et Sese Tshimanga veut annoncer la nouvelle au commissaire Mokhtar Daoudi. Une femme en marge, un immigré congolais et un flic dans un quartier "pourri" – dixit le commissaire. D’entrée, le décor est planté. Il manque juste l’ambiance de ce polar sous tension. L’ambiance, c’est le chergui qui va la donner. Après avoir traversé le Sahara, ce vent lâche sa fournaise sur la ville, exacerbe les sentiments et laisse derrière son passage son cortège d’hystéries, de violences. Et de meurtres. La Belle de Casa est un roman climatique, un roman caniculaire. Attention : réchauffement littéraire.

Avec son lot d’indices, vrais ou bidons, l’enquête sur l’assassinat d’Ichrak sert à décrire le quartier, sa populace, les combines et les magouilles en cours, son passé récent aussi. Ichrak, indomptable et pure, est la fille de Zahira, surnommée al Majnouna, la folle. C’est tout dire. Ou presque. La vie ne fut pas tendre pour Zahira, hier encore splendide, libre et désirable… Personne ne sait qui est le père d’Ichrak et l’auteur, ici, joue avec le lecteur. Ichrak aussi a attiré bien des hommes qui gravitèrent autour de son orbite. À commencer par le commissaire Daoudi. Mais la force d’attraction qu’elle exerçait voyait s’écraser tous ces corps à ses pieds. Jamais dans son lit. Seul Cherkaoui dénotait dans ce cercle de testostérones. L’homme de lettres, revenu de tout, ne recherche que l’amitié d’Ichrak. En son temps, le sexagénaire fut l’amant de Zahira. Tiens, tiens…

Sese est un drôle de zozo. Sympathique. Il a fui le Congo, ses embrouillaminis politiques et guerriers. Au cours de son périple africain, et contre la moitié de ses économies, on lui propose de le lâcher en Normandie. Mais son "salopard" de passeur le débarque au Maroc. Casa c’est pas Deauville ! (pour un aller simple pour Paris, s’entend). Casaoui par contrainte, il fait contre mauvaise fortune bon cœur. Sese, c’est l’art de la débrouille et de l’embrouille. Sese c’est celui qui se trouve de l’autre côté de votre écran d’ordinateur. C’est le magouilleur de la toile, le sans-gêne qui s’invite dans votre boîte mail pour vous marabouter. Lui, son truc, c’est les femmes en mal de tendresse, les cœurs solitaires. "Ti sé, y a qu’toi qui pé faire battre mon kèr comme ça, ch’tassire !" Et hop ! Emballée. Comme Solange, prête à gober la tchatche et à lâcher quelques mbongo, mosolo ou euros sur Western Union. "En Europe les gens ne vivent plus beaucoup entre hommes et femmes. C’est moderne, là-bas. Beaucoup d’hommes vivent en couple, j’ai entendu dire. Alors les femmes font quoi ? Heureusement, je suis là". Sese avait réussi à convaincre la revêche Ichrak de rejoindre sa petite entreprise de santé publique. "Les femmes ont besoin de poésie, les hommes ont besoin de voir"… Alors ? ! Quel intérêt de refroidir sa nouvelle associée ?

Le commissaire espérait, lui, faire valoir ses talents dans les beaux quartiers, quitter sa condition pour fricoter avec le bourgeois. Mais des changements se profilent dans le quartier. On parle de projets immobiliers, d’un complexe de luxe, de quoi ragaillardir son homme. Et le populo, qui entend faire payer cher les expropriations. Daoudi fait du zèle, assainit le secteur. Pour obtenir les autorisations, les immeubles doivent être vidés. C’est là qu’intervient Nordine Guerroudj, un truand qui n’avait pas réussi à mettre la main sur Ichrak. Pour le compte d’un riche saoudien, Farida Azouz arrose Guerroudj, histoire de faire déguerpir les ploucs qui retardaient les travaux. Mais ces ploucs, tout à leurs combines et mal-être, étaient les damnés de la terre : les Africains qui avaient débarqué dans la ville.

Voici donc un roman torride, polyglotte (darija, tamazight, lingala…), drôle et grave, musical (Booba, Franko ou Oum Kalthoum) et surtout littéraire (Assia Djebar, Mohamed Choukri ou Taha Adnan) – avec une mention spéciale pour Kaoutar Harchi dont le À l’origine notre père obscur tourne en boucle dans le MP3 de la regrettée Ichrak. Le chergui va se calmer…