Au musée : entretien

L'exposition Picasso, l'étranger. Entretien avec Annie Cohen-Solal

Annie Cohen-Solal est commissaire de l’exposition Picasso, l’étranger inaugurée au Musée national de l’histoire de l’immigration le 4 novembre 2021.

Rédactrice en chef de la revue

Hommes & Migrations : Quels types d’archives constituent, selon vous, la meilleure ressource pour revisiter la trajectoire et l’œuvre de Pablo Picasso ?

Annie Cohen-Solal : Tout d’abord, les archives administratives, dans lesquelles j’ai travaillé en premier, notamment celles de la préfecture de police que j’ai croisées avec les documents trouvés aux archives nationales, aux archives diplomatiques, aux archives de Paris, ainsi qu’avec celles des musées américains, espagnols, russes, etc. Elles témoignent de la trajectoire sociale de l’artiste, des vicissitudes de son arrivée en France et de ses problèmes face à la montée de la xénophobie dans les années 1930 et 1940. Elles permettent de compléter les considérations sur ses évolutions esthétiques et les analyses formelles de son œuvre qui avaient été si bien développées dans les catalogues d’exposition. Dans le même temps, je suis allée faire des recherches aux archives Picasso qui sont extrêmement riches. J’ai demandé s’il y avait une correspondance familiale et j’ai pu accéder aux lettres que lui a envoyées sa mère de 1900 à 1939, à raison de quatre lettres par semaine pendant quarante ans. Mais j’y ai aussi découvert d’autres interlocuteurs qui ont permis à Picasso d’accélérer son insertion en France, comme André Level, Étienne de Beaumont, Jean Cassou, Romuald Dor de la Souchère, Marie Cuttoli, pour ne citer qu’eux.

Grâce à ces deux approches, la première par le cadre historique, la seconde par la sociologie interactionniste, j’ai pu construire une périodisation, définir les grandes problématiques qui se présentaient à Picasso (son triple stigmate) et les stratégies utilisées par lui, en prenant soin de toujours garder toujours en tête le « point de vue du sujet ».

 

H&M : En quoi cette recherche sur le statut de Picasso comme étranger nécessite-t-elle de faire appel à d’autres disciplines des sciences humaines ?

A. C.-S. : À partir de ma formation mixte dans le domaine de l’histoire en France et de celui de la sociologie de terrain aux États-Unis, j’ai toujours pensé qu’il était nécessaire de croiser la recherche historique plus traditionnelle en archives avec la micro-sociologie de terrain. Comme l’écrivent deux sociologues urbains, Alain Faure et Claire Lévy-Vroelant, « l’histoire des migrations est toujours en partie celle des réseaux empruntés par l’individu qui lui offrent, au point d’arrivée, une prise en charge, un encadrement, une aide enfin […] qui l’introduisent dans son nouveau milieu ». Pour parvenir à comprendre le rapport au monde d’un individu donné dans une société donnée à un moment historique donné, il faut recourir à des outils en provenance de différentes disciplines comme l’histoire, l’anthropologie, la géographie, la sociologie. Certaines de ces disciplines ont étudié les phénomènes de migration en décrivant les « rites d’agrégation » de l’étranger avec la société d’accueil et ses « rites de séparation » avec sa société d’origine, d’autres ont ouvert des champs nouveaux comme les subaltern studies (qui s’attachent à analyser la situation des individus marginaux ou précaires), développé des outils conceptuels tels que l’agentivity (c’est-à-dire la capacité de créativité d’un agent social) ou encore proposé des notions clé pour Picasso, comme celle de « sphères d’appartenance ».

Pendant ces années de recherche, j’ai avalé un nombre considérable de travaux très fouillés et très pointus qui m’ont beaucoup appris et que j’ai utilisés comme guides. Je pense aux très beaux livres de trois chercheurs aujourd’hui disparus : Isaac Joseph (Le passant considérable, Librairie des Méridiens, 1984), Abdelmalek Sayad (L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, Raisons d’agir, 2006) et François Masure (Devenir français. Approche anthropologique de la naturalisation, Presses universitaires du Mirail, 2014). Mais j’ai aussi beaucoup appris dans les travaux de Claire Zalc sur les dénaturalisations, de Laurent Joly sur la police et d’Alexis Spire sur les agents de guichet. Pendant que je découvrais tous ces fonds d’archives, j’ai donc énormément lu, exploré, consulté : les collègues se sont toujours avérés très ouverts, très chaleureux et très généreux. J’ai ainsi peu à peu construit un modèle à partir de leurs travaux ainsi que, bien sûr, de ceux de gens comme Erving Goffman, Dipesh Chaktabarty, Arjun Appadurai entre autres.

 

H&M : Pourquoi a-t-il été si difficile de mener cette enquête sur Picasso qui, selon vous, relève d’une véritable odyssée ?

A. C.-S. : Les archives sont très éparpillées, comme je l’ai expliqué au début, et puis le dossier de police de Picasso lui-même a beaucoup voyagé : avec d’autres dossiers de police d’« étrangers célèbres », il a été emporté à Berlin par les nazis en 1940, puis à Moscou par les Soviétiques en 1945, avant de revenir en France en 2001. Ces archives nécessitent aussi de lire et de comprendre plusieurs langues, de plus, il faut être tenace pour obtenir tout d’abord les autorisations de les consulter, et puis pour en faire le tour. Il faut aussi avoir de l’intuition et cibler ses sources car on peut être facilement écrasé par la masse des documents, puisque Picasso ne jetait absolument rien et qu’il a vécu jusqu’à l’âge de 93 ans ! Enfin, il faut accepter de se déplacer, comme je l’ai fait pour comprendre, par exemple, la fonction du séjour de Picasso à Gosol (dans les Pyrénées catalanes) pendant l’été 1906 et analyser comment il a pu alors évoluer esthétiquement et existentiellement pour devenir le leader du cubisme (1907-1914).

 

H&M : Dans la trajectoire de Picasso, vous mettez en position centrale son exil volontaire à Paris, son statut précaire d’étranger et ses culturelles plurielles. N’est-ce pas aussi le cas d’autres artistes venus dans la capitale française, comme Apollinaire, Diaghilev dans d’autres disciplines ?

A. C.-S. : Certes, Picasso dispose de plusieurs cultures avant son arrivée à Paris : sa langue maternelle était l’espagnol andalou de Málaga, peu après, il apprend un peu de galicien durant la parenthèse où il vit à La Coruña. Sa langue de jeunesse fut cependant le catalan de Barcelone, et à cela il faut ajouter l’état d’esprit de la capitale, Madrid, dans laquelle il passe quelques mois. Lorsqu’il arrive en France, Picasso est donc habitué à ces hybridations culturelles et à l’aise avec une identité plurielle. Cependant, la manière dont il fait face aux conditions matérielles de son arrivée (notamment la misère au Bateau-Lavoir), mais aussi au labyrinthe parisien auquel il fait face en tant qu’étranger est très originale. À la différence des autres (comme Modigliani, par exemple, qui sera incapable de faire fructifier ses succès et finira très jeune dans la misère, la maladie et la mort), Picasso est un véritable stratège qui perçoit les obstacles avant tout le monde et les anticipe. Il navigue allègrement dans la société française des années 1930 en artiste mercurial obsédé par une seule chose : son œuvre. Bien qu’il soit rattrapé par les crises, surtout au moment des deux guerres mondiales qui grèvent sa créativité et amputent son œuvre, il persiste, cherche et trouve : la solution pour exister de manière visible et libre dans la société française, et d’y devenir un vecteur de transformation sociale, viendra avec son adhésion au PCF en octobre 1944.

 

H&M : Pourquoi, dès 2014, avez-vous souhaité que l’exposition Picasso, l’étranger soit réalisée au Musée national de l’histoire de l’immigration ?

A. C.-S. : Je pensais que le Palais de la Porte dorée était le seul lieu à Paris qui pouvait accueillir une exposition avec un angle différent, qui est aussi une exposition très politique et très engagée. Mais je ne pensais pas qu’elle deviendrait un tel enjeu électoral comme elle l’est devenue aujourd’hui, à l’heure où je parle, c’est-à-dire moins de deux semaines après son ouverture. Cette exposition s’adresse à un public plus large que le public traditionnel qui va dans les expositions plus orientées beaux-arts. Les collégiens et lycéens sont nombreux parmi le public du Musée national de l’histoire de l’immigration, et l’exposition est soucieuse de leur lancer un message, tout comme le catalogue d’ailleurs, dans lequel le texte d’Anne Gagnat de Weck intitulé « Picasso en élève du 9.3 » est consacré à la culture plurielle de Picasso en résonance avec celle de ses élèves du collège d’Aubervilliers où elle enseigne. Pour tous les jeunes qui viennent visiter l’exposition, Picasso est l’exemple parfait d’un homme capable d’intégrer ses nombreuses identités, de les faire dialoguer entre elles pour se créer une identité propre, cosmopolite et particulièrement efficace : non pas en reniant ses origines, mais en se les appropriant, pour se composer une identité hybride, riche et plurielle.

De plus, Picasso, l’étranger est une exposition historico-sociologique mais aussi sensorielle, et je l’ai conçue comme un véritable opéra avec des voix qui apparaissent dans l’escalier ou par des douches sonores tout au long du parcours (lecture des lettres de Picasso et de Casagemas, « l’escalier » en castillan et en catalan, documents de police, lettres de sa mère, etc.). À cet égard, je voudrais saluer le travail de toute l’équipe qui m’a aidée à passer de l’enquête (que j’ai racontée dans mon livre Un étranger nommé Picasso, Fayard, 2021) à l’exposition qui en est une mise en espace. Le travail magnifique de la scénographe Laurence Fontaine, entourée du graphiste Bastien Morin, du concepteur lumière Philippe Collet et du producteur audiovisuel Loïc Robine, a permis de construire un espace qui rendait compte à merveille de la manière dont Picasso a véritablement dompté l’espace français, dans lequel il n’entra pourtant en 1900 que par la porte de service… À cet égard, je ne saurais trop rappeler l’engagement et le talent de mon assistante commissariale Elsa Rigaux, qui a parfaitement compris les enjeux et permis de les traduire physiquement avec l’aide de Chloé Dupont, qui a fait les recherches de documentation, et de Virginie Keller, qui a mené son rôle de régisseuse avec une grande maîtrise.