Champs libres : films

Les Intranquilles

Film de Joachim Lafosse (France, 2021)

journaliste

Depuis son César en 2011 pour Tout ce qui brille, Leïla Bekhti a enchaîné les rôles avec succès et a su se bâtir une carrière singulière au cinéma, à la télévision ou sur les réseaux sociaux en faisant rimer glamour et humour.

En septembre, l’actrice de 37 ans est à l’affiche de deux films d’auteur dans lequel elle excelle : La Troisième Guerre de Giovanni Aloï et surtout Les Intranquilles de Joachim Lafosse, où ce dernier décrit avec talent le quotidien d’un père bipolaire et de ses proches, dont son épouse Leïla (Leïla Bekhti) et son fils Amine (prometteur Gabriel Merz étonnant de naturel) âgé d’une dizaine d’années, transbahuté dans un climat familial très perturbant.

Joachim Lafosse, rappelons-le, dont l’intense À perdre la raison (Émilie Dequenne, Niels Arestrup et Tahar Rahim) nous avait déjà chavirés en 2012…

Pourtant, Leïla et Damien (Damien Bonnard, déjà apprécié dans Les Misérables de Ladj Ly) s’aiment profondément. Il suffit de voir la scène d’ouverture sur la plage où une Leïla enceinte somnole quand Damien nage en pleine mer… mais le climat familial est délétère, d’autant plus que Damien souffre de bipolarité, avec des séjours fréquents en asile psychiatrique, qui n’interfère pourtant pas avec son talent certain en matière de peinture. Aussi, les affrontements à l’intérieur du couple sont fréquents, Damien refusant souvent de prendre ses médicaments.

Joachim Lafosse est on ne peut plus à l’aise dans ce drame, son propre père ayant été lui-même bipolaire. Il a ici une connaissance tellement pointue du sujet qu’il a été très vite convaincu par la performance exceptionnelle de Damien Bonnard.

Les comédiens sont filmés à hauteur de visage, ce qui accentue leur crédibilité et la sensibilité à fleur de peau dégagée par leur jeu dans des scènes tendues à l’extrême. Joachim Lafosse aime ses interprètes et a su leur donner épaisseur et psychologie. Le cinéaste ne s’est pas limité à faire un film sur la psychose maniaco-dépressive, mais il s’interroge aussi sur la capacité et les limites de l’engagement amoureux…

« À l’origine, explique Joachim Lafosse, le scénario s’inspirait de ce que j’ai vécu avec mon père maniaco-dépressif, il voulait être photographe, il l’a été un temps sans réaliser vraiment ses rêves… il m’en est resté une très grande admiration pour les portraitistes surtout, et dès le début j’ai pensé notamment aux travaux de Julien Magre en espérant pouvoir retrouver au moins un peu de cette simplicité extraordinaire. Mon père s’était juré, il le répétait sans cesse, de “ne jamais faire de mariage”, il voulait vivre de la photo sans en passer par là. C’est ainsi qu’il s’est mis à photographier des tableaux. Les artistes venaient déposer leurs œuvres et mon père les installait, les éclairait, les photographiait. J’ai vécu au milieu de tout ça dans un rapport direct avec la peinture, la lumière, le cadre, la photo. De là m’est venue une immense admiration pour les peintres. » Ce qu’on retrouve dans Les Intranquilles avec le personnage de peintre de Damien…

Quant à Leïla Bekhti, elle ne cesse de développer une carrière qui a débuté à 20 ans avec Sheitan de Kim Chapiron (2005), avant de se révéler avec brio dans Tout ce qui brille (2010). Avec sa complice Géraldine Nakache, elle était Leïla, une jeune banlieusarde que la vie nocturne parisienne faisait rêver… Outre le cinéma et les films qu’elle enchaîne, elle s’illustre également comme égérie des marques telles que Louis Vuitton, Paco Rabanne ou Givenchy. Mère de trois enfants (elle était enceinte du dernier dans Les Intranquilles), elle est l’épouse épanouie de Tahar Rahim, qu’elle a rencontré sur le tournage d’Un prophète de Jacques Audiard.

Et la seule famille que Leïla affiche, c’est sa famille de cinéma où sororités et fraternités sont revendiquées. Alors que l’on imagine, à tort ou à raison, les actrices en perpétuelle rivalité, « la grande famille du cinéma » viciée de rancœurs et de jalousie, comme cela a pu être le cas par le passé en France comme à Hollywood, Leïla Bekhti et sa « bande de potes » – des personnalités aussi populaires que l’acteur Jonathan Cohen, la réalisatrice Géraldine Nakache, les comédiennes Adèle Exarchopoulos et Marina Foïs – ont fait le pari de l’amitié.

Cette famille élargie, Leïla Bekhti saisit chaque occasion d’en dire l’importance. Il y a quelques mois, lorsque le chanteur Grand Corps Malade lui propose un duo pour une réédition de son album Mesdames, elle ne réfléchit pas longtemps avant d’accepter. « Elle voulait juste que ça lui corresponde complètement, dit le musicien, pour ne pas devenir une énième actrice qui joue les chanteuses. » Ils discutent longuement d’un texte sur la pérennité des liens, sur la fidélité des engagements, sur la maternité. « Chaque phrase, chaque idée, c’est elle ! Je n’ai jamais travaillé avec quelqu’un qui s’investissait autant… Maintenant, je dis que j’ai trois activités : écrire pour moi, écrire pour les autres, et écrire pour Leïla Bekhti ! » Le titre s’intitule « Le sens de la famille »… Les Intranquilles, un sujet douloureux traité dans ce film avec brio et émotion par le réalisateur et ses comédiens.