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Les mots et les portes

journaliste

Depuis plusieurs mois, le monde des journalistes, politiques, intellectuels, universitaires et autres spécialistes des réseaux bruit, gazouille, piaille, éructe, se déchire autour de mots, concepts et autres catégories : « islamo-gauchistes », « intersectionnels », « racialistes », « indigénistes », « décolonial ». Des gros mots pour les uns, des mots qui aident à traduire une part de la réalité sociale, celle des discriminations et ce du point de vue des victimes, pour les autres. Après l’assassinat de Samuel Paty, les passions et les invectives ont monté d’un cran. D’un côté, on accuse les « traîtres » et « collabos », les « fomenteurs de haine », les « complices du terrorisme », de l’autre, on évoque des « slogans politiques », une « chasse aux sorcières », un « maccarthysme », une « police politique », des « néofascistes »… Tandis que des intellectuels – Pierre Birmbaum et son éloge de la « nuance », Cynthia Fleury et son travail sur le « ressentiment », François Héran sur la liberté d’expression – s’efforcent d’apaiser la réflexion et les échanges, le « débat » public se cabre, se dessèche, se charge en testostérones au grand dam sans doute d’une Nancy Huston qui, dans son dernier livre, en appelle à « apprendre à aimer les doux ».

Vaille que vaille, s’installe une nouvelle guerre de tranchées. Ne règnent dès lors que l’émotion, la moraline, l’insulte, les rictus de morgue et de suffisance, chacun s’en vient chercher pouilles à l’autre pour la grande joie des animateurs-fossoyeurs des plateaux télé. Ce qui ne favorisera que les partisans du pire, les portes fermées et la ruine du commun.

Le 22 octobre 2020, six jours après l’assassinat de Samuel Paty, le ministre de l’Éducation, au micro de Sonia Mabrouk sur Europe 1, déclare : « Moi je pense surtout aux complicités intellectuelles du terrorisme. C’est ce point que je souhaite souligner en ce moment. Notre société a été beaucoup trop perméable à des courants de pensée. » Et d’accuser… « l’islamo-gauchisme ». Comme le gouvernement a de la suite dans les idées, le 14 février 2021, la ministre de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, annonce qu’elle souhaite « demander notamment au CNRS […] de faire une enquête » sur l’islamo-gauchisme dans les universités françaises, en expliquant « que l’islamo-gauchisme gangrène la société dans son ensemble et que l’université n’est pas imperméable ». L’annonce suscita un tel chahut que le président Macron lui-même recadra sa ministre qui dut, et fissa, remballer ses desiderata.

Pour le sociologue Éric Fassin, « il n’y a pas d’islamo-gauchistes en France, mais il y a des néofascistes. […] On vit le triomphe de l’extrême droite en ce moment. Elle est au pouvoir alors même qu’elle n’a pas été élue » (Regard.fr, 18 février). Pire, pour cette éminente figure des courants intersectionnels, « il y a une irresponsabilité de nos responsables politiques et cette irresponsabilité est délibérée. Au fond, dire n’importe quoi a une fonction politique : c’est jouer la confusion et l’anti-intellectualisme. Il s’agit de dire que les intellectuels sont dangereux et donc penser est dangereux. C’est ce qu’on entend dans tous les régimes autoritaires dans le monde ». Tout cela ne ressemblerait-il pas à une tempête dans un verre d’eau ? Car, selon Éric Fassin, « il y a peu d’universitaires qui font des recherches sur les questions intersectionnelles, de race ou d’indigénisme. […] La réalité, c’est qu’il n’y a pas beaucoup de monde qui travaille sur ces questions, mais il y a une génération nouvelle qui est amenée à en parler et croise ces questions de genre et de race ». Alors pourquoi autant de remous ? Parce que « montrer les rapports de domination dans la société, c’est faire en sorte qu’ils soient visibles, c’est-à-dire qu’il s’agit de troubler l’évidence des choses. Et c’est cela que ne veulent pas nos gouvernants ». Mais aussi : « C’est quand on commence à parler de privilège blanc que l’on voit un sursaut d’inquiétude. C’est la peur des dominants d’être, eux aussi, identifiés. Le problème, ce n’est pas que l’on identifie les dominants, c’est que depuis des années on identifie les dominés. »

C’est aussi pour « identifier les dominés » qu’Assa Traoré vient de lancer une campagne pour l’égalité et la justice avec… Louboutin. Ce partenariat avec « la marque de chaussures de luxe » n’a pas plu, mais vraiment pas, à Louis Nadau de Marianne, magazine plutôt hostile à ce courant de pensée (16 juin). Quand Assa Traoré déclare : « Je suis profondément touchée par le précieux soutien que vous témoignez à une cause aussi importante et universelle que celle de la lutte contre les violences policières », Nadau écrit : « Coucou les pauvres  ! : La violence du système capitaliste […] ne semble pas, elle, déranger Assa Traoré. […] La militante antiraciste met donc son image au service d’une entreprise détenue à 24 % par la famille Agnelli, laquelle n’a jamais hésité à tailler à la hache dans les effectifs de Fiat. » L’argumentaire, au vitriol, semble oublier les appels du Comité Adama à soutenir le mouvement des gilets jaunes… Pour autant, ce partenariat ne viendrait-il pas confirmer la crainte de voir la lutte contre les inégalités socio-économiques reléguer derrière la lutte contre les discriminations ethno-raciales (relire l’essai de Walter Benn Michaels, La diversité contre l’égalité, Raisons d’agir, 2009).

Éric Fassin, dans l’entretien déjà cité, offre une réponse : « La pluralité des rapports de domination, ça n’est pas remplacer une question par une autre. […] La classe comme la race sont des concepts qui nous permettent de penser l’organisation sociale dans son entier. » Il ajoute : « Dans les classes populaires, les minorités raciales sont sur-représentées. Mais est-ce que cela veut dire que la question raciale peut se dissoudre dans la question sociale ? Non parce que l’on sait aussi que les classes moyennes peuvent être victimes de racisme. »

Santé et intersectionnalité

Les discriminations existent. C’est un fait, documenté depuis au moins 2007-2008 et l’enquête inaugurale menée par Fabien Jobard et René Lévy sur les contrôles au faciès. Le 4 mai, Pauline Chambost rendait compte d’une autre étude pour le Bondy blog, celle de l’Insee, Signée Sylvain Papon et Isabelle Robert Bobée, publiée le 16 avril, elle montre, pour reprendre le Bondy blog, que « les étrangers meurent plus que les autres en France ». « Tout au long de leur vie, les étrangers sont confrontés à la précarité et aux discriminations. Un drame social que l’on retrouve aussi dans le nombre de décès en France des personnes nées à l’étranger qui a augmenté deux fois plus que celui des autres en 2020. »

Pour expliquer une surexposition au virus, « certains facteurs relèvent des aspects de classe » : « métiers dits essentiels et qui ne sont pas télétravaillables » (personnels de santé, ambulanciers, postiers, livreurs, agents de nettoyage), logements surpeuplés, usage plus fréquent des transports en commun, manque de médecins libéraux sur le territoire (93) ou refus de « l’accès au soin en raison [d’une] couverture maladie jugée pas assez rentable par certains soignants ».

Mais d’autres facteurs d’inégalité relèvent d’une autre catégorie. Ainsi, « la non-maîtrise de la langue française » ferme souvent l’accès aux médecins ou à l’hôpital, et peut expliquer « les non-recours au droit à la couverture maladie ». Sans oublier les discriminations et parfois le racisme. Ainsi, « le Défenseur des droits a montré, via un testing réalisé sur le terrain en 2019, qu’un prénom signalant une confession musulmane réduit de 6,5 points les chances d’accéder à une consultation de psychiatre ». Résultat, certains préjugés à l’instar du « syndrome méditerranéen » conduisent une partie du personnel médical à croire que certains patients « exagèrent leurs symptômes et leurs douleurs. Un syndrome illustré par le décès tragique de Naomi Musenga en 2017 ». « Les inégalités sociales de santé prouvent tous les ans par les chiffres et les récits qu’elles sont un problème à analyser avec une grille de lecture intersectionnelle, qui n’est pas à l’ordre du jour pour le moment du côté des institutions politiques et sanitaires. »

« Arabe de service » et « islamophobe »

Mais, comme tout est compliqué en matière sociale et qu’il est difficile d’aborder ces questions avec des idées simples, il faut, ici aussi, écouter les témoignages et relater les expériences. Face aux accusations « d’islamo-gauchiste », fleurissent, avec la même sottise, les accusations d’« Arabe de service » et autres « islamophobe » jetées à la face non pas d’un mâle blanc dominant mais à l’adresse de personnes pouvant elles-mêmes subir discriminations ou assignations. Ainsi, Linda Kebbab, déléguée nationale du syndicat Unité SGP Police-Force Ouvrière, a été élégamment accusée par le journaliste et militant Taha Bouhafs d’être une « Arabe de service ». La jeune femme, après avoir été en justice (comparution le 9 juin), rétorque dans Marianne (12 juin) : « Évidemment, je suis une vendue contre les “miens”, et puisque mon métier consiste à interpeller les délinquants et criminels, ces derniers ne pourraient être que de ces catégories ethniques [des Noirs et des Arabes]. Drôle d’antiracisme… »

Le plus grave peut-être est que ces accusations et assignations à un rôle d’« Arabe de service » obligent celles et ceux que l’on incrimine à devoir rendre des comptes auprès d’on ne sait quel tribunal auto-institué. Ces méthodes rappellent les sommations de se désolidariser administrées à tous les Sidis et Fatma de France et de Navarre au lendemain du moindre attentat. Il faut dérouler son CV, se mettre à nu ! Les uns exigent une AOC estampillée « bougnoule », les autres l’AOC « franchouille ». À la trappe l’individu. Il faut rentrer dans le moule des « étiquettes » dénoncé en son temps par le grand Chraïbi. Alors Linda Kebbab raconte sa vie, évoque sa mère, retrace son parcours et ses combats. « Je sais ce qu’est le racisme, j’ai juste le défaut de ne pas en faire un fonds de commerce qui divise […]. Oui, je sais ce qu’est le racisme… Taha Bouhafs le dénonce-t-il ? Non, car il n’est pas antiraciste, il est anti-police. »

Face à « l’histoire coloniale et à ses legs, mis en avant par Éric Fassin, cité par la défense », elle rappelle un truisme : « L’Histoire de France ne s’arrête pas aux années 1960, elle s’écrit aussi aujourd’hui, à l’aune d’un passé inscrit dans la mémoire collective, pour empêcher que ne se réitèrent les graves erreurs, et tournée vers l’avant avec ce que notre pays a de nouveau désormais : des Français aux couleurs de peau et aux croyances diverses. » Et d’alpaguer – symboliquement – Taha Bouhafs, son accusateur : « Lui se rêverait en Ali la Pointe s’opposant à la police colonialiste dans les ruelles de la Casbah d’Alger, il est en fait un Français libre de penser et de s’exprimer, à vélo dans les rues de Paris. » Et de conclure, « Voilà, je suis Française, pas indigène. »

Nombreuses sont les études qui montrent que des hommes et des femmes dans ce pays subissent des discriminations en raison de leur foi. En l’occurrence musulmane. Pour autant, l’islamophobie des uns – aversion pour tout ce qui trahit son mahométan – n’est pas l’islamophobie des autres – hostilité à toute remontrance contre l’islam et son prophète. La jeune Mila, dont le procès contre des « cyberharceleurs » s’est terminé le 7 juillet, en paie le prix pour des propos – certes grossiers – qui lui coûtent sa liberté et peut-être sa vie…

L’actualité livre un autre témoignage de cette autre forme de discrimination et de violence. Ici, les propos sont plus chastes, plus « convenables », et pourtant… Lale Gül, jeune romancière de 23 ans, née à Amsterdam, d’origine turque, vient de faire son entrée dans la triste liste des menacés de mort, non pour avoir insulté, non pour quelques caricatures obscènes, mais pour un roman où elle raconte son histoire personnelle et familiale. Il est intitulé Ik ga leven (Je vais vivre). Lala Gül est menacée de mort pour avoir transgressé les règles communautaires, pour vouloir « vivre » en s’émancipant des siens et de la religion. « Comme Asli Erdoğan, en raison de ses engagements, ou Salman Rushdie […], Lale Gül se voit prise à partie de tous les côtés. La puissante fondation Millî Görüş (organisation islamique : “Vision nationale”, qui opère dans plusieurs pays d’Europe occidentale en chapeautant des centaines de mosquées) diffuse des propos largement exagérés et mensongers sur le livre, menaçant également d’intenter un procès contre la jeune femme. Le parti islamiste hollandais Denk se sert de la jeune femme, en en faisant l’égérie de l’islamophobie, pour sa campagne des législatives […] » (Profession Spectacle, 24 mars).

Porte ouverte, porte fermée

Jeudi 20 mai, les élèves du lycée Jacques-Brel de Vénissieux ont rencontré l’historien Yvan Gastaut, membre du comité de rédaction de la revue Hommes & Migrations, et Toumi Djaïdja, initiateur de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983. Toumi Djaïdja revient dans son quartier d’enfance où, 38 ans après, « aucun de ces lycéens n’avait entendu parler de ces événements, explique leur enseignante, Mme Khadraoui : “J’ai été très étonnée, ils ne connaissaient absolument pas. Ils ont été très admiratifs et ont fait de nombreux parallèles avec le contexte actuel, avec George Floyd et Adama Traoré. Beaucoup ont dit que la situation était toujours catastrophique, et qu’il faudrait refaire une marche.” » (Rue89lyon.fr, le 21 mai).

Alors, Toumi Djaïdja explique, livre son sentiment, s’efforce d’élargir l’horizon de ces jeunes encore et toujours victimes de discriminations et de violences policières : « On a tenté de me tuer alors que je portais secours à quelqu’un. Mais je n’ai pas trouvé la force d’avoir de la colère ou de la haine. Je pourrais vous parler de plein de choses qui sapent le moral, je pourrais vous donner des sueurs froides, mais à quoi ça servirait ? J’ai envie de vous donner envie de marcher, de faire de ce pays un pays où les générations suivantes pourront trouver leur place de manière harmonieuse. »

Slimane, 17 ans, interroge : « Qu’en est-il de l’après-marche ? Où en est le racisme aujourd’hui ? » Les réponses, rapportées par Oriane Mollaret, donnent à entendre un Toumi Djaïdja à l’eau de rose : face aux témoignages de ses cadets sur le racisme et les discriminations subis quotidiennement, il conseillerait de répondre par l’« empathie », ce que la journaliste résume par la formule « si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui encore l’autre ». Quant aux violences policières, les propos de Toumi Djaïdja sont ainsi relatés : « Pour lui, il ne faut pas mettre tous les policiers dans le même sac. » On comprend pourquoi, selon la journaliste, le jeune « Rayane fronce les sourcils, visiblement pas satisfait par cette réponse » et que, pour Mohamed (18 ans en 1981), Toumi Djaïdja verserait dans l’« angélisme ».

Le reportage a suscité deux commentaires peu amènes, dont celui de Nadia Bessard, « directrice adjointe des centres sociaux des Minguettes ». Elle n’était pas de la rencontre – ce qui lui sera jeté au nez par la rédaction. Pourtant, elle tient à témoigner sur « le discours de Toumi Djaïdja et la notion d’empathie que vous avez détournée en une expression biblique, [ce qui] n’est pas du tout la teneur de son discours ». Et d’expliquer, « vous avez une faible considération des actions non violentes que vous ne maîtrisez pas. Nous avons réalisé plus de 30 interventions du groupe Humanity in action avec comme parrain Toumi Djaïdja pour dire qu’aux Minguettes, des jeunes agissent pour la promotion de la non-violence qui n’est pas la non-action ou le reflet de l’expression biblique que vous utilisez ».

Il se peut bien que l’enjeu du débat, par-delà les concepts et les opinions, porte sur les perspectives, les visées que les uns et les autres se donnent et donnent. N’est-ce pas ce que laisse entendre Raphaël Confiant dans Jeune Afrique du 13 juin : « Je ne condamne pas le mouvement décolonial, pas plus que je ne condamne l’intersectionnalité. Je comprends d’ailleurs que dans une situation bloquée, car elle est bloquée pour les minorités, qu’elles soient raciales, sexuelles ou autres, il peut être nécessaire à un moment ou un autre de se renfermer sur soi-même, de réfléchir entre soi. […] On ne peut pas condamner ceux qui veulent se retrouver entre eux dans un premier temps pour évoquer une oppression en libérant la parole. Mais je dis bien “dans un premier temps”. Si l’on s’enferme dans une posture victimaire, je suis résolument contre. À un moment, il faut ouvrir la porte à l’autre. »