Au musée : collections

Les saveurs d’un monde en mouvement

Le parcours de vie de Rougui Dia

En 2013, à l’occasion de la refonte de la Galerie des dons, espace emblématique de présentation d’objets et de témoignages de migrants donnés au musée pour intégrer le patrimoine national, le Musée national de l’histoire de l’immigration a collecté le parcours de vie de Rougui Dia. Cet ensemble constitue une brique majeure de la collection car il raconte la persévérance et le talent démontrés par cette cheffe renommée pour accéder à un poste d’excellence dans un domaine où les femmes, qui plus est d’origine étrangère, ne parviennent pas encore à conquérir leur juste place : la gastronomie française.[1]

conservatrice du patrimoine, cheffe du département des collections du MNHI, en charge de la collection « Société »

Incarné par sa cuillère d’apprentissage et sa première veste de cheffe chez Petrossian, le parcours de Rougui Dia s’appuie sur un témoignage très personnel, sur sa famille, son rapport à l’Afrique et son engagement professionnel et citoyen. Il a été exposé dans la Galerie des dons pendant cinq ans et sera valorisé dans le cadre du nouveau parcours permanent du musée, actuellement en projet.

Une enfance parisienne

Rougui Dia est née en 1976 dans le 12e arrondissement de Paris de parents venus du Sénégal dans les années 1960 : « Mon père avait quitté son pays d’origine en quête de l’Eldorado qu’il imaginait être la France. Son frère avait fait le voyage avec lui, puis est reparti alors qu’il avait pris la nationalité française. Mon père était resté Sénégalais car il pensait y retourner bientôt, mais finalement il est resté[2]. » C’est ainsi que Rougui Dia passe son enfance à Neuilly-Plaisance, en Seine-Saint-Denis.

Très attaché à la culture peule, le père de Rougui Dia met également un point d’honneur à s’intégrer au sein de la société française. L’éducation est une valeur fondamentale : il suit, ainsi que sa femme, des cours du soir et pousse ses filles dans leurs études. La voie choisie par Rougui Dia, qui se situe au milieu de la fratrie, constitue une surprise pour ses parents : « J’ai imposé mon orientation vers la restauration, qui n’était pas un secteur que mon père jugeait approprié pour une fille, notamment à cause des horaires en soirée. Mes sœurs ont fait des cursus classiques, moi j’ai tout de suite bifurqué vers le CAP puis le Bac pro parce que c’est ce qui me plaisait. Ma mère me disait toujours : “Il faut absolument que tu y arrives. Mais de toute façon ton père ne te laissera pas tomber.”

J’étais vraiment proche de mon père. Je pense que j’ai choisi ce métier parce que je voulais lui ressembler. Avoir comme lui du courage. Pour moi, mon père était un héros. Avec le travail, je me suis éloignée, je n’avais plus le temps de voir mes parents aussi souvent. Mais le jour où j’ai reçu ma médaille, ils sont venus au restaurant alors qu’ils ne se déplaçaient que très rarement. Les gens m’ont dit : “On sent la fierté de ton père”. »

La rencontre avec le Sénégal

À l’âge de 10 ans, Rougui Dia se rend pour la première fois au Sénégal avec sa mère, avec pour destination le village de N’Ganno, dans le nord du pays, berceau des racines familiales. Ses parents lui ont enseigné la langue peule, la religion musulmane et les traditions de sa région, mais le voyage n’en demeure pas moins une découverte marquante avec le pays. C’est également l’occasion pour Rougui Dia de réfléchir à la question de l’identité : « Quand on rentrait au Sénégal, on nous appelait “les Français”. Et en France, on nous disait : “Vous êtes arrivés quand en France ?” Cela me poussait à me demander d’où je venais. Puis, comme beaucoup, je me suis dit : “Je ne suis de nulle part et je suis de partout à la fois.” Quand je vais dans les associations avec les jeunes, j’essaye vraiment d’ouvrir leurs représentations sur l’identité en leur disant : “Allez voyager !” C’est sur cela que j’insiste aussi dans mes plats ou dans tout ce que je fais. Arrêtons d’avoir des préjugés ! On en a tous. Ce serait mentir que de dire que les autres n’en ont pas. »

Une fois adulte, Rougui Dia entreprend d’elle-même un voyage au Sénégal, à l’âge de 21 ans. Elle y rejoint sa mère et l’une de ses sœurs, mais doit effectuer le trajet jusqu’à N’Ganno seule, accueillie à l’aéroport par des cousins qu’elle connaît peu. Pour elle, c’est la vraie rencontre avec un pays qui l’effraie de prime abord : « J’ai rejoint ma mère dans un pays que je ne connaissais en réalité pas du tout. Un pays que je découvre à ce moment-là. Je m’y rends malgré beaucoup d’appréhension et même de peur. On raconte que la pauvreté y règne et que les vols sont fréquents. Mes cousines vont m’accueillir mais ma mère ne se trouve pas dans la capitale. Lorsque j’arrive à l’aéroport pour prendre l’avion, je suis sous pression. Mais l’avion est déjà parti et il faut que j’attende le lendemain pour prendre le vol suivant. De retour à la maison le soir, je parle sans arrêt, j’avais vraiment besoin d’évacuer. Je n’ai pas dormi de la nuit.

Finalement, j’arrive dans le pays. Tout le monde me dit “Bonjour !”. J’ai l’image de moi, habillée en Européenne avec un tailleur à rayures tandis que tout le monde est en boubou. J’ai plein de mains qui se posent sur moi pour me dire “Bonjour” alors que je ne connais personne. Je ne connais pas le pays et je me referme un peu, je suis sur mes gardes. Accueillie chez des cousins, je me change, je prends ma douche, je mets une tenue africaine. Là, je me dis : “C’est bon, je suis là.” Ils me posent des questions. Je réponds en bégayant un peu. Et j’entends ma cousine qui dit : “Vous ne savez pas parler peul ?” Je me suis renfermée d’un coup. Je me suis aperçue que je me bloquais moi-même et que je n’arrivais pas à répondre. Cela a duré deux jours, j’étais vraiment pressée d’aller rejoindre ma mère.

Lorsque je suis arrivée au village, j’ai trouvé qu’il avait légèrement changé depuis mon premier voyage, que des personnes que je connaissais étaient parties. Ma petite sœur était là aussi, elle semblait se dire : “Ouf ! Elle est arrivée. Il y a un autre repère à qui pouvoir parler.” Ma mère, au contraire, quand elle arrivait là-bas, elle retrouvait toute son énergie. Il arrivait qu’elle parte, nous laissant à la garde de la famille. Nous nous sentions alors comme abandonnées, parce que même si on s’était un peu familiarisées avec eux, on avait cette espèce de crainte ou on ne comprenait plus rien. On était désorientées. »

Au fil du temps et de l’assurance prise sur le plan personnel et professionnel, Rougui Dia construit une relation forte avec le pays d’origine de sa famille, qu’elle intègre dans ses créations culinaires.

La rencontre avec la cuisine

Comme pour le Sénégal, l’attachement de Rougui Dia à la cuisine se tisse dans la durée : « Au départ, je n’aimais pas du tout l’idée de devoir cuisiner. J’avais l’image de ma mère qui faisait la cuisine quand il y avait beaucoup de monde le week-end qui venait. C’était très sympa. Il y avait des parties de cartes, c’était très attirant pour une enfant. Mais j’avais aussi le souvenir de ma mère qui était sans cesse de retour aux fourneaux parce que des invités arrivaient au fil de la journée, c’était quelque chose que je ne souhaitais pas faire. Donc j’ai longtemps tout fait pour éviter d’aller en cuisine avec ma mère.

Mon attirance pour la cuisine s’est développée comme celle de la lecture, par un déclic. J’ai commencé à aimer lire au moment du bac professionnel, avec Zadig de Voltaire. Puis j’ai commencé à lire pour moi et je suis devenue une lectrice assidue ! Pour la cuisine, c’était lors d’une classe de découverte, j’ai fait un stage de cuisine et j’ai dit : “Je veux en faire mon métier.” »

La recherche d’un maître d’apprentissage confronte Rougui Dia à la discrimination raciale. À la seule évocation de son nom, les portes se ferment successivement pendant deux ans. « Rude a été la découverte de la réalité d’un monde qui m’avait toujours paru beau » : la motivation de Rougui Dia s’émousse au point qu’elle envisage de s’engager dans l’armée, ce qui fait la joie de sa mère et de sa grande sœur ! Mais la jeune femme est persuadée que la cuisine est sa voie, elle s’accroche, s’appuyant sur le soutien de sa famille comme sur les critiques de certains de ses enseignants pour avancer : « Ça doit devenir un moteur, sinon ça vous détruit. Il faut se battre passivement, s’en servir pour avancer. Pour moi, la cuisine est une histoire de partage, de plaisir, mais aussi d’égoïsme. Voir un sourire est plus gratifiant qu’un pourboire ! Savoir que des clients reviennent pour sa cuisine, c’est ce qu’il y a de plus beau. »

Rougui Dia obtient ses premiers diplômes en cuisine en 1996, elle poursuit son cursus jusqu’en 1999, où elle décroche son baccalauréat professionnel.

Les rencontres en cuisine

Par l’intermédiaire d’un formateur, Rougui Dia rencontre Sébastien Faré, alors chef de cuisine du restaurant Chez Jean. C’est le début d’une collaboration de sept années, aux restaurants Les Persiennes puis Le 144, attaché à la célèbre boutique de caviar Petrossian : « Le chef Faré a impacté ma cuisine et ma vision du métier, la manière de lier cuisine française et cuisines du monde. Il m’a embauchée comme commis au moment où je passais mon BTS, que j’ai abandonné pour saisir la chance d’évoluer au sein d’une grande brigade. »

Devenue seconde de cuisine en 2010, Rougui Dia est sollicitée pour participer au festival de gastronomie « Place des saveurs » du Festival mondial des arts nègres (Fesman) à Dakar. Cette manifestation emblématique, née en 1966 sous l’égide de Léopold Sédar Senghor, fait converger les productions et les artistes de toutes disciplines et horizons. L’édition 2010, consacrée au thème de la « Renaissance africaine », célèbre les talents d’Afrique et des diasporas noires. Rougui Dia propose à Sébastien Faré de l’accompagner : « Avant le départ, il s’inquiétait des conditions matérielles, mais une fois sur place, il s’est beaucoup plu et nous y sommes retournés plusieurs fois. J’avais prévu de l’agneau, avec une cuisson très fondante, mis en rouleau, découpé puis panaché servi avec de la banane plantain. Je voulais faire découvrir au chef Faré la banane plantain du Sénégal, il a adoré ! On a fait aussi des petites langoustines croustillantes au magret de canard à la mangue : des rencontres entre la France et l’Afrique ! »

Au sein de l’équipe du chef Faré, Rougui Dia fait la connaissance du chef pâtissier Guy Darcel, avec qui elle noue une relation forte, tant sur le plan personnel que professionnel, malgré des débuts un peu difficiles : « En arrivant au restaurant, le premier jour, j’ai fait sa rencontre. J’avais un gros sac africain, parce que c’est plus pratique pour porter mes affaires de cuisine. Je me retourne et je dis : “Bonjour Monsieur.” Et lui me dit “Bonjour” avec un petit sourire très bref. Et là je me baisse pour récupérer un truc dans mon sac et je me dis : “Je suis en galère, encore quelqu’un qui a une mauvaise image des Noirs…” On a eu des discussions sur la religion musulmane, sur l’esclavage, on s’est mieux compris et on est devenus très liés. Même lorsque l’on ne travaillait plus ensemble, on restait en contact. J’ai été très heureuse de pouvoir l’embaucher quand j’ai pris la tête de la cuisine du Buddha Bar Hotel. » En effet, Rougui Dia prend en 2013 la responsabilité du restaurant Le Vraymonde, attaché à cet hôtel renommé du 8e arrondissement, après avoir été cheffe de cuisine du 144 au départ de Sébastien Faré.

Produire et transmettre du sens pour la jeunesse

Rougui Dia affirme l’ancrage de sa pratique dans la tradition gastronomique française : « J’ai toujours voulu faire de la cuisine française, mes plats sont toujours basés sur un produit français. Je connais la cuisine française, je l’interprète. J’aime les cuisines riches d’une histoire, d’une identité. Il se passe quelque chose quand je goûte certains produits, j’ai envie de les rapporter dans ma cuisine. » Ses coups de cœur du terroir, la cheffe les combine avec ses envies d’ailleurs, pour créer des plats aux saveurs uniques : « Je suis fascinée par l’Inde, j’ai toujours voulu y aller, voir ses couleurs, les saris, les mélanges d’épices. L’autre pays que j’aimerais visiter, c’est l’Allemagne. Tout le monde dit : “Je veux aller en Italie.” Moi je dis que je veux aller en Allemagne. Est-ce que c’est mon côté de vouloir faire différemment des autres ? Pour moi, l’Allemagne, c’est la cuisine au beurre avec de la cannelle. »

Cette liberté de création, empreinte d’audace et de respect, est un engagement professionnel, mais aussi citoyen : « Je veux faire savoir que quand on est né ici, on est français, même si tous les jours on nous demande : D’où venez-vous ? Quand êtes-vous arrivés ici ?” À l’étranger, on est des ambassadeurs français. Quand on va en Espagne avec notre voiture immatriculée 93, 94 ou 75, on nous dit qu’on est français. N’oubliez pas, on est fiers d’être français. Soyez fiers et essayez de ne pas cacher d’où vous venez. On n’a pas à avoir honte de ce que l’on est. Je pense que la cuisine, c’est pareil : il faut que cela se complète, que ce soit cohérent. Quand je fais mes crevettes snackées, je fais la partie française avec ma petite vinaigrette balsamique parce que j’aime cela. Après, bien sûr, je vais rajouter du curry d’un voyage au Maroc. Je vais l’accompagner du lassi indien parce que cette boisson me rappelle le goût des mangues du Sénégal. C’est le mélange de tout ça au sein d’une cuisine vraiment française. »

Cette conscience d’être un modèle de réussite et d’indépendance, cette volonté de transmettre aux plus jeunes transparaît dans les objets donnés au Musée national de l’histoire de l’immigration. La cuillère, en particulier, a été pensée comme un symbole : « Cette cuillère est spéciale, c’est la cuillère de mon apprentissage. La cuillère, c’est la nourriture, la nourriture c’est le partage, l’abandon des préjugés. J’avais 14 ans quand je l’ai eue. Elle n’avait quasiment pas été utilisée parce que je voulais la garder longtemps. Elle a été décorée par ma nièce, pour la personnaliser, pour ce don au musée. J’ai choisi ma nièce car elle est d’une autre génération, elle est métissée. Elle a 5 ans, elle intègre le mélange de tout ce qui se passe autour d’elle, le monde d’aujourd’hui et le monde d’avant. »

Le deuxième objet donné par Rougui Dia, sa toute première veste de cuisine de cheffe, constitue un trophée, emblème d’un début de carrière que l’on pourrait habiller de ces mots de Victor Hugo : « La volonté trouve, la liberté choisit. » À présent, le parcours de Rougui Dia en témoigne brillamment et durablement au sein du patrimoine national.


[1] Rougui Dia a publié en 2006 son témoignage à ce sujet dans Le chef est une femme, Paris, Jean-Claude Gawsewitch éd., 2006.

[2] Les propos entre guillemets sont tirés d’entretiens accordés au MNHI en 2013 au moment du don.