Champs libres : musique

Lucia de Carvalho

Le parcours de Lucia de Carvalho est emblématique des pérégrinations improbables réservées à ces populations qui sont le jouet de la géopolitique. L’Angola, le Portugal, la France et le Brésil forment les quatre piliers culturels de sa personnalité artistique solaire. Mais c’est par la simplicité, la prodigieuse capacité d’empathie et d’humanité qui nourrissent l’essence de son être que la chanteuse séduit, touche et convainc. Avec Pwanga, son troisième album, Lucia de Carvalho aborde la maturité d’une carrière qui lui sourit. En une décennie, elle a eu le courage de reconsidérer son enfance ballottée de pays en pays, de culture en culture, d’une famille monoparentale à une famille d’adoption, en passant par le foyer. Les aléas et le mystère de cette enfance chaotique l’ont conduite à forger un véritable atout au développement d’une personnalité solide, à l’altruisme hors du commun. Par sa capacité à écrire et à composer ses chansons, par la générosité optimiste de ses prestations scéniques, Lucia de Carvalho atteint la plénitude d’une vie assumée, qui illumine ses créations avant tout humanistes et populaires. Lors de notre entretien, la jeune chanteuse lusophone évoque son parcours avec une grande sincérité.

journaliste

Lucia de Carvalho : « Ma mère a eu cinq filles en Angola. J’y ai vécu jusqu’à mes 5 ans et demi, quand elle a décidé de partir pour le Portugal avec les trois plus jeunes de ses filles, Myriam, Anne et moi. La guerre civile se rapprochait de Luanda et ma mère voulait faire des études en Europe. Mais à Lisbonne, gérer sa vie avec trois filles n’était pas simple. Elle nous a donc envoyées dans un foyer pour enfants, sur l’autre rive du Tage. Nous y avons vécu pendant six ans, la voyant régulièrement pendant les week-ends et les vacances. Puis nous avons été adoptées par une maman alsacienne. »

Entre Luanda, Lisbonne et un village d’Alsace

Quand les trois jeunes sœurs arrivent en France en 1992, Lucia est âgée de 12 ans, sa petite sœur en a 9 et sa grande sœur 13. Leur vie à Meistratzheim, petit village d’Alsace d’environ 1 500 habitants à une vingtaine de kilomètres de Strasbourg, est un flagrant contraste comparé aux ambiances auxquelles elles étaient habituées à Luanda et à Lisbonne.

Lucia de Carvalho : « Auparavant, nous étions entourées d’enfants. Il y avait toujours du mouvement, des chansons, de la musique, de la danse : il se passait toujours quelque chose. Mais dans ce village alsacien, c’était bizarre. Quand on sortait dans la rue, on se croyait dans un film : il n’y avait personne ! On sortait toutes les trois, serrées l’une contre l’autre, c’était assez étonnant… Mais, à côté de ça, on découvrait la neige, c’était sympa. Et puis on commençait à parler le français : c’était chic !

« En tant qu’enfant, je n’avais pas vraiment conscience du décalage : de l’Angola, on était parti au Portugal, puis après en France. On découvrait un pays dans lequel on mange des pains longs comme ça… Il y avait les chewing-gums et la télé : c’était formidable ! Pour les enfants d’Afrique lusophone que nous étions, ce village d’Alsace était assez modeste et notre vie plutôt joyeuse, parce que nous étions ensemble et qu’entre les trois sœurs, il y avait toujours la danse et le chant. Les premières années, on retournait au Portugal pour les vacances. Et puis la France, c’était chic ! Et à notre âge, c’est ce qui comptait.

« C’est lorsque ma mère biologique a essayé de nous reprendre qu’on a commencé à se poser des questions. On ne comprenait pas trop ce qui se passait. Des papiers avaient été signés au Portugal, mais ma mère biologique disait qu’elle ne les avait jamais signés de sa propre main. On ne sait pas ce qui s’est réellement passé. Je pense que la directrice du village pour enfants où nous vivions près de Lisbonne savait qu’il allait fermer  et il a été fermé effectivement deux mois après notre départ. Avant la fermeture, elle a dû essayer de placer le plus d’enfants possible dans des familles. Et c’est vrai que, pour ceux qui sont restés, ça n’a pas été simple de retourner dans leurs familles, qui étaient extrêmement modestes. Je crois que la directrice a agi dans cet esprit-là. Mais ma mère biologique avait bien signifié au village d’enfants qu’elle ne voulait pas que nous soyons adoptées. On lui avait dit qu’on lui rendrait ses enfants quand elle aurait trouvé un travail, mais ça n’a pas été le cas. Et pour elle, c’était une injustice.

« Notre mère biologique est donc venue en Alsace pour nous chercher, alors que nous y vivions depuis près de deux ans. On commençait à s’habituer. Pour moi, ma mère biologique était ma mère, la question ne se posait même pas. Mais on ne se rendait pas compte de tout l’enjeu juridique qui se profilait derrière la question de “l’adoption plénière[1]”. Les deux mamans sont allées au tribunal. Ma mère contestait avoir signé les papiers d’adoption, disant que ce n’était pas son écriture. On lui a demandé d’écrire une lettre pour que soit faite une étude graphologique comparative, et on lui a dit de rentrer chez elle, qu’on la recontacterait. Mais personne ne l’a jamais recontactée et l’adoption plénière a été prononcée. »

Dès lors, la coupure est totale entre la mère biologique et ses trois filles. Plus de contact téléphonique, plus de vacances au Portugal… Mais, quand Lucia atteint sa majorité civile, elle entreprend de retrouver cette mère qu’elle n’a plus vue depuis tant d’années. Son inquiétude a été éveillée par une ancienne connaissance du foyer pour enfant. Vivant en France, celle-ci avait réussi à entrer en contact avec les trois sœurs. Son message était assez alarmant : leur mère était très malade et le fait de rester sans nouvelle de ses filles ne faisait qu’aggraver son état. Avec ses sœurs, Lucia décide alors de se rendre à Lisbonne à la recherche de leur mère.

Lucia de Carvalho : « Je savais qu’elle était pharmacienne, qu’elle s’appelait Maria et qu’elle habitait Lisbonne. En consultant l’annuaire, j’ai vu qu’une Maria habitait près d’une pharmacie. Nous sommes restées postées toute une journée près de la pharmacie, mais sans voir personne. C’était la bonne adresse, mais ma mère ne travaillait pas dans cette pharmacie. Pourtant, on a fini par se retrouver à sa plus grande joie. Sauf qu’à partir de là, ma mère adoptive s’est sentie blessée. Nous avons bien tenté de lui faire comprendre que nous ne faisions pas la différence. Nous avions deux mamans, comme si nous avions un papa et une maman et elle restait notre mère adoptive, quoiqu’il arrive. Mais les liens avec elle se sont rompus et ne se sont jamais renoués depuis. »

Lucia entreprend alors des études de langues étrangères appliquées – anglais, espagnol et portugais – à l’université de Strasbourg. Boursière et bonne élève, elle obtient sa maîtrise. Lycéenne à 16 ans, elle s’était passionnée pour la danse traditionnelle brésilienne. Quand le groupe Som-Brasil, basé à Strasbourg, était venu jouer dans son village, Lucia la lusophone avait eu la révélation. Elle intégrait bientôt la formation, d’abord comme danseuse, en devenait choriste et percussionniste, avant d’être promue chanteuse principale. Son activité artistique ayant pris une place essentielle, Lucia se trouve devant un choix de vie déterminant après sa maîtrise : soit se lancer dans des études d’interprète, ce qui implique d’abandonner la musique, soit opter pour une carrière musicale.

Lucia de Carvalho : « Je me suis rendu compte que la musique m’habitait déjà corps et âme. J’ai donc opté pour cette voie. J’étais déjà impliquée dans la composition, l’écriture des paroles et des arrangements des morceaux du groupe. Un de ses musiciens trouvait que j’avais de bonnes idées et il m’a proposé de m’aider à monter mon propre répertoire. Quand j’étais adolescente, le fait d’écrire, de poser des mots sur mes pensées, mon ressenti, m’avait beaucoup aidé. Et lorsque j’ai commencé à chanter, les émotions sont venues à travers la musique. J’avais donc déjà dans mes tiroirs beaucoup d’éléments qui pouvaient servir de base à mon répertoire. Ces idées ont donné la matière d’un premier disque 6 titres, Ao descubrir o mundo. En le faisant, j’ai compris que la musique était la voie par laquelle j’ai quelque chose à partager avec l’humanité. »

Un film à valeur de révélateur

Déjà un titre de ce premier disque aborde la question qui hante la chanteuse trentenaire : « Quem Soum ? » (« Qui suis-je ? »). Sa rencontre avec Édouard Heilbronn sera déterminante. Le jeune bassiste et guitariste alsacien revient d’un long séjour à Salvador de Bahia, l’un des principaux creusets de la culture afro-descendante brésilienne, et notamment des rythmes et des musiques rituelles hérités des Kongo déportés d’Angola. Devenu le compagnon de Lucia à la ville comme à la scène, Édouard va contribuer à apporter des réponses à la question existentielle qui la taraude. Ensemble, ils composent la matière d’un album pour lequel ils ont prévu d’aller enregistrer avec des musiciens au Brésil et en Angola. L’aventure de la réalisation de ce disque, Kuzola (« Amour » en kimbundu), sera le fil conducteur du documentaire que le cinéaste Hugo Bachelet va consacrer au voyage initiatique que Lucia entreprend en 2016 sur les traces de ses racines familiales et culturelles.

Lucia de Carvalho : « J’ai rencontré Hugo Bachelet, un ami de mon compagnon Édouard, lors d’une soirée. Je ne le connaissais pas et je lui ai parlé de mon envie d’aller en Angola. Mon histoire l’a beaucoup intéressé : ce que j’ai vécu, ce que je suis devenue, ce que je fais et ma manière de voir les choses. Il m’a dit qu’il était à la recherche d’un nouveau sujet de documentaire et il m’a proposé de nous suivre dans notre périple, pendant l’enregistrement de notre album. J’ai dit : pourquoi pas ?… Nous avons échangé par e-mail pendant un an. Il me posait des questions sur ma vie, mon passé.

« De notre côté, avec Édouard, nous étions focalisés sur l’album que nous étions en train de réaliser, sur le nouveau répertoire que nous voulions créer. Dans ma vie personnelle, je trouvais que c’était le bon moment pour moi d’aller en Angola, où je n’étais plus retournée pendant trente ans. Je me sentais à l’aise dans cette démarche, alors qu’avant je ne me sentais pas prête. J’avais peur de ne pas être connue ou reconnue. Mais, à ce moment-là, j’étais comme dans un lâcher-prise, avec l’envie de découvrir. J’avais cette envie de retrouver ma mère en Angola, ainsi que mon père, même s’il n’apparaît pas dans le documentaire. J’étais en fait en train de vivre ma vie. Hugo nous a accompagnés de manière très discrète. Par les questions qu’il m’avait posées, il savait comment il voulait raconter mon parcours. Il a été très subtil dans sa démarche.

« Le tournage a commencé quand nous sommes partis pour le Brésil, où nous étions invités à jouer pendant le Carnaval de Recife. Hugo nous a suivis au Brésil, puis en Angola, où je suis allé voir des gens de ma famille, ma grand-mère et ma mère. Ça me faisait du bien d’y retourner, de sentir le sol de ma terre. J’ai compris ce que cela voulait dire “être enracinée”. J’ai vraiment l’impression d’avoir recollé des morceaux. »

C’est seulement à sa sortie que Lucia découvre sur grand écran le documentaire Kuzola, le chant des racines, qui lui est consacré[2]. Présent dans la sélection officielle de huit festivals internationaux, l’œuvre d’Hugo Bachelet a notamment remporté les prix du Meilleur long-métrage documentaire et du Meilleur film étranger au Festival du Film indépendant de Stockholm 2017.

Lucia de Carvalho : « Je me suis reconnue dans ce film. À travers les images, on peut dire tellement de choses, mais là j’ai eu l’impression d’avoir vu une partie de moi que je ne voyais pas. Hugo a vraiment su saisir des choses essentielles dans ce que je disais – moi qui suis très bavarde – pour mettre ce parcours en perspective. Ce qui m’a surtout plu au moment des échanges avec les spectateurs après les projections, c’est que beaucoup de personnes se reconnaissaient dans ce que j’ai vécu, autant dans les voyages que dans les problématiques de parenté… Beaucoup de Français se sont reconnus, pas seulement des gens qui sont nés ailleurs. Ils me disaient : “C’est votre histoire, mais c’est l’histoire de l’être humain à travers lequel nous nous reconnaissons.” »

Un voyage lusophone

Kuzola, le film comme l’album, est aussi une manière pour Lucia de nouer un lien fort avec la lusophonie comme avec la langue de ses ancêtres, le kimbundu.

Lucia de Carvalho : « La langue portugaise est un point commun qui m’a permis tout au long de ce voyage de garder une forme d’ancrage dans ma culture, et de voyager du Brésil au Portugal et en Angola. En France, les lusophones que je connaissais parlaient brésilien. Comme je parlais avec un accent portugais, ils me disaient qu’ils ne comprenaient rien. J’ai donc commencé à prendre l’accent brésilien pour me faire comprendre. Et comme je chantais des chansons dans un groupe brésilien, il était préférable d’utiliser l’accent qui leur correspondait. Mais quand j’ai repris contact avec ma famille biologique, où l’on parle avec un accent portugais très prononcé, on trouvait bizarre que je parle comme ça.

« En Angola, c’est encore un accent différent, des expressions qui changent. Je me suis aussi intéressée à la langue kimbundu, que parle ma mère. Moi-même je ne la parle pas, mais je cherche des mots, des expressions qui m’y rattachent. Je me suis rendu compte à quel point il est important de se sentir de quelque part et d’avoir cet ancrage très fort en soi. C’est ce qui permet d’aller plus facilement vers les autres, surtout en voyage.

« Le fait de me sentir enracinée a provoqué quelque chose d’énorme. J’étais en quête de sens, de direction, je me posais plein de questions : d’où je viens ? Pourquoi, comment ? Qui je suis ? Et, rétrospectivement, je m’aperçois que ces voyages m’ont fait comprendre que ce que je cherchais à l’extérieur était l’information que j’avais à l’intérieur. C’est ce que tout le monde dit, c’est super bateau… Mais de l’avoir vécu, j’ai l’impression de comprendre dans mes cellules ce que cela veut dire. Après avoir fait ce documentaire, en avoir le retour des gens qui se retrouvent dans qui je suis, je comprends que toutes les directions dans lesquelles je suis allée m’ont ramenée vers mon propre centre. Et ce que j’aime dire maintenant, c’est que la quête de sens est devenue une quête d’essence. »

Pwanga, vers la lumière

Lucia de Carvalho : « Dans mon prochain album, les titres des chansons ne contiennent qu’un seul mot, pour signifier que les mots sont des concepts qui doivent renvoyer à une essence même. Je crois beaucoup à ce côté lumineux qui existe en chacun de nous et dont certains ont peur. Nous avons peur aussi de notre côté obscur, mais il ne demande qu’à être éclairé pour permettre de vivre pleinement. C’est cette plénitude que j’ai envie de partager avec ce nouveau projet. C’est cette lumière qui me donne la force de garder le cap quand les choses sont compliquées. C’est cette essence qui m’amène à avoir un respect profond pour tout ce qui m’entoure, la nature, les animaux, les plantes. Je me rends compte que rien n’est important, mais que tout a une importance sacrée.

« Pour l’album Kuzola, j’avais trouvé un poème en kimbundu, “Zwelenu O Dimi Dyetu” (“Parlez notre langue”) que l’ai mis en chanson. Il exprime l’importance de parler la langue de ses ancêtres. J’avais cherché l’auteur de ce poème pour lui demander l’autorisation de chanter ses paroles, mais je ne l’avais pas trouvé. C’est lui qui m’a retrouvée après avoir entendu parler de la chanson. Et nous avons travaillé ensemble sur une chanson de mon prochain album. Lorsque j’étais enceinte de mon premier enfant, j’avais écrit un texte exprimant en français ce ressenti énorme d’avoir la vie en nous. Je lui ai demandé d’en faire un poème en kimbundu, ce qu’il a fait de manière superbe. Il y a donc une chanson en kimbundu sur mon nouvel album.

« J’y chante également en tchokwé une chanson écrite par une amie qui a vécu chez les Tchokwé dans un petit village d’Angola. Elle travaillait avec les femmes agricultrices. Afin qu’elles prennent en compte leur importance au sein de la communauté villageoise, elle leur avait demandé de faire leur propre auto-louange. Le texte qu’elles ont écrit est tellement beau qu’il m’a inspiré une chanson, qui évoque de manière très puissante leur vécu de femme. Le titre de l’album, “Pwanga”, est également un mot tchokwé qui signifie “lumière”. Quand cette amie dut repartir de ce village, elle a voulu prendre une photo de tout le monde, mais les gens ne souriaient pas. Elle a alors demandé au traducteur ce qu’elle pouvait leur dire pour les faire sourire. Et il a répondu : “Ici, on pose la question ‘Pwanga li pouï ?’”, c’est-à-dire “Lumière ou obscurité ?” et l’on répond “Pwanga”. J’ai trouvé cela très beau ! Au milieu des difficultés que l’on vit en ce moment, il faut aller chercher en soi la lumière pour affirmer la direction que l’on veut prendre : Pwanga, c’est la lumière vers laquelle on décide d’aller ! »


[1] « L’adoption crée un lien de filiation (lien juridique entre un enfant et son père et/ou sa mère) entre l’adoptant et l’adopté. L’adoption plénière diffère de l’adoption simple sur plusieurs points, en particulier concernant les liens avec la famille d’origine. Dans une adoption plénière, les liens entre l’adopté et sa famille d’origine sont rompus » (Service-Public.fr).