Champs libres : entretien

« Nos histoires se rapprochent de celles de nos voisins caribéens et d’Amérique latine, seule la langue est différente »

Entretien avec Patricia Monpierre, ingénieure culturelle

Patricia Monpierre travaille depuis 10 ans à la promotion et au développement du cinéma des territoires français d’Amérique, notamment à travers l’Association pour la promotion du cinéma des Antilles et de la Guyane (APCAG), et les festivals.

Hommes & Migrations : Patricia Monpierre, comment êtes-vous arrivée dans le monde du cinéma ?

Patricia Monpierre : Par passion, car je viens plutôt du monde de la culture, du tourisme et ma passion m’a conduite a être bénévole sur des festivals de film (tel que le FEMI), puis à m’investir de plus en plus et à m’engager pour la promotion et le développement de notre cinéma.

H&M : Vous êtes membre de l’APCAG présidée par Marie-Claude Pernelle. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

P. M. : L’APCAG, existe depuis 2007 et agit surtout dans la promotion, la diffusion, la valorisation du patrimoine cinématographique et l’accompagnement des salles de cinéma communales (4 en Guadeloupe).

C’est grâce à l’APCAG et à la confiance que Marie-Claude Pernelle m’a donnée que j'ai pu l’accompagner en tant que chargée de mission, puis directrice et maintenant membre. C’est le résultat d’un engagement de plus de 10 ans, pour valoriser le travail de nos réalisateurs, de nos producteurs et aider à professionnaliser le secteur. J’ai travaillé notamment à la structuration de l’association, la recherche de financements, la promotion et accompagnement des réalisateurs. Au niveau international, il s’agit de mettre en place des relations avec nos voisins caribéens, de renforcer le réseautage entre festivals et acteurs du monde du cinéma de notre zone. Notre objectif est d’améliorer la visibilité de notre production et de notre exploitation cinématographique auprès des instances nationales, en travaillant avec les distributeurs pour proposer un autre cinéma dans les salles.

H&M : Bien que territoires français, les Antilles et la Guyane soient géographiquement plus proches de l’Amérique du Sud et de la Caraïbe, pouvez-vous nous parler du cinéma antillais, de ses influences et de sa diffusion à l’international ?

P. M. : Nous sommes français mais bien loin de l’Hexagone et nous sommes entourés par la culture américaine diffusée par la télévision, Internet, les blockbusters sans oublier ce lien indéfectible avec l’Afrique. Nos productions parlent de nos racines, de notre histoire propre au bassin caribéen, de notre rapport au monde. Nos histoires se rapprochent de celles de nos voisins caribéens et d’Amérique latine, seule la langue est différente. Ceci nous permet d’avoir cette singularité au sein du cinéma français.

Le cinéma « Antillais » avec un grand « A » inclut, pour moi, toutes les îles des Antilles et la côte limitrophe d’Amérique latine ainsi que « la diaspora caribéenne ». Cette diaspora est en pleine émergence à travers le monde mais aussi dans l’audiovisuel et le cinéma dont les territoires français d’Amérique sont parties prenantes. Longtemps considéré comme communautaire notre cinéma est en train de s’envoler vers l’international grâce au travail de toute une génération et surtout au vivier de jeunes réalisateurs pleins de talents en place et très actif. L’histoire de notre cinéma continue de s’écrire.

H&M : De nombreux festivals[i] promeuvent le cinéma antillais et pourtant peu de salles ou de structures répercutent cette richesse en métropole, comment expliquez-vous le manque de visibilité dans l’Hexagone ?

P. M. : Voici un bel exemple de la problématique des territoires français d’Amérique. Étant français nous ne sommes pas ou peu représentés au sein des festivals dédiés à l’Amérique latine et aux Caraïbes. Et dans l’immense production française, nous restons peu visibles avec une production majoritaire de courts-métrages, de documentaires et peu de long-métrages.

Mais, depuis une dizaine d’années, des actions ont été mises en place à travers des focus sur les Outremers, des exploitants de salles ont fait confiance à certains festivals locaux pour faire écho en Hexagone. Nous sommes présents sur les marchés du film tels que le Marché du film court de Clermont-Ferrand, le Festival de Cannes, le FIPADOC afin de promouvoir nos productions, augmenter notre visibilité, et créer ce réseau qui nous permettra de continuer notre ascension et nous rendre plus visible.

H&M : Vous avez présenté les principes de vos projets de collecte et de diffusion de films du patrimoine antillais au Cinémartinique Festival organisé par Steve Zebina en 2020. Pouvez -vous nous présenter en quelques mots le projet de Cinémathèque numérique de la Caraïbe (CINUCA) ?

P. M. : Nous parlions de cinéma Antillais. Pour en parler il faut avoir une visibilité sur cette production locale. Hormis les brochures des festivals, il n’y avait aucun lieu ou documents où l’on pouvait se rendre de compte de la production locale de films.

Dans un premier temps l’APCAG a commencé à mettre en place une dvdthèque avec des contrats de diffusion pour pouvoir faire des programmes et présenter les films au public local. Puis, dans le cadre de l’année des Outre-Mer en 2011, nous avons réalisé un DVD, Cinédiles, le Court en Outre- Mer, avec une sélection des meilleurs courts de l’année des Outre-mer.

En 2015, avec nos partenaires caribéens (Trinidad et Tobago et la République dominicaine), nous avons travaillé sur le recensement de 100 films réalisés de la zone Caraïbe pour créer une base de données, « La Caribbean Film Database ».

En Juillet 2020, l’APCAG a lancé une plateforme VOD nommée Cinédiles Caribbean VOD, où vous pourrez découvrir un aperçu des films déjà recensés par l’association durant ces 10 dernières années avec les détails sur les acteurs, les réalisateurs, les producteurs. La plateforme a pour objectif de donner une visibilité aux films et de permettre que ces films soient toujours disponibles et consultables partout dans le monde.

Cette plateforme VOD, rentre dans un projet plus grand que nourrit l’APCAG depuis sa création, la mise en place d’une Cinémathèque. Plus qu’un projet, c'est une réalité qui grandit peu à peu et se nomme la Cinémathèque numérique de la Caraïbe (CINUCA).

Ce projet nous l’avons souhaité en collaboration avec nos voisins de la Caraïbe car beaucoup des images d’archives nous concernant sont dans les archives des anciens pays colonisateurs qui voyageaient d’île en île.

CINUCA est une cinémathèque en ligne qui a pour missions de faire l’inventaire des films de la zone ; déterminer les ayants droits ; numériser les films, les films de famille, les rushs, les documentaires, les reportages ; intégrer les données dans DIAZ, le système de gestion de bases de données relationnel choisi par l’APCAG ; rendre accessible les données collectées au tout public et en faire la promotion via un portail numérique accessible du monde entier et des animations sur les territoires. Ce travail long et minutieux a déjà commencé avec les inventaires sur chaque territoire partenaire en partenariat avec une juriste spécialisée.

Le choix d’une cinémathèque en ligne s’est imposé à nous, au vu de tous les risques climatiques encourues par nos îles, avec des sauvegardes locales. CINUCA devrait être accessible dans le courant de l’année 2022.

H&M : À partir de ce travail de collecte vous avez lancé un Festival de films de mémoire en novembre 2020. Les films étaient-ils essentiellement tournés par des colons qui avait accès au matériel cinématographique ? Comment ces films sont-ils perçu aux Antilles ?

P. M. : Nous avons souhaité lancer la première édition du festival qui a pour vocation à être celui qui mettra en lumière les travaux de recherche réalisées au sein de la cinémathèque, pour faire découvrir à la population guadeloupéenne son passé. Notre slogan est le suivant : « Les images, les histoires, les films d’hier et d’aujourd’hui seront la Mémoire de demain. Préservons-les ! »

H&M : La majorité des films tournés dans les îles par les premiers cinématographes étaient des films de familles, des carnets de voyages, de militaires ou du corps religieux.

P. M. : Malheureusement, peu de ces films sont revenus jusqu’à nous, d’où le travail d’investigation pour les retrouver afin de les faire partager à la population.

Lors de cette première édition, nous avons diffusé un film muet de 45 mn daté de 1928, Voyage aux isles de Guadeloupe d’Alfred Chaumel, film restauré par la Cinémathèque française qui montre une visite des îles de Guadeloupe vue de mer et sur terre. Une richesse pour des recherches ethnographiques. Lors de la projection les participants ont été subjugués car il n’avait jamais vu la Guadeloupe comme cela qu’ils soient locaux ou de passage sur le territoire. « Ce fût une expérience fascinante et très enrichissante à diffuser au plus grand nombre », voilà le retour des spectateurs.

H&M : Quels sont les réalisateurs antillais dont le travail vous a marquée ?

P. M. : Arnold Antonin. Avec ses propres moyens sans attendre l’aide de personne, Mr Antonin a travaillé à la promotion, à la valorisation des acteurs culturels, politiques à travers ces documentaires. Il a porté ses documentaires à travers le monde pour faire connaître son pays Haïti. Également, Euzhan Palcy et son parcours hors du commun qui force le respect à l’époque où la femme et en plus noire était peu visible dans le cinéma. Une vision, un talent au service de ses racines. Enfin, Bruce Paddington qui a traversé la Caraïbe de bout en bout, afin de rencontrer les acteurs du monde du cinéma. À chacun de ses voyages, il a réalisé des documentaires qui parlent des problématiques des îles de la Caraïbe. Il est le fondateur du Festival du Film de Trinidad & Tobago, il a écrit énormément de livres sur le cinéma dans la Caraïbe. Il a contribué à la constitution de ce patrimoine cinématographique.

Je ne pourrais pas citer tous ceux auxquels je pense, mais je tiens à mettre l’accent sur l’engagement et la persévérance des réalisateurs des Antilles qui se battent pour mettre en lumière notre culture et notre patrimoine.

H&M : Pouvez-vous citer 3 films qui vous ont marqué et nous dire pourquoi en quelques mots ?

P. M. : Orfeu Negro de Marcel Camus, Film franco-brésilien, c’est l’un des premiers films avec la Rue Cases Nègre d’Euzhan Palcy, qui transpire une culture où j’ai pu m’identifier au sein d’une histoire d’amour universel. Notons une bande originale magnifique avec des rythmes de Carnaval. Fantasia de Disney, un émerveillement pour les enfants à sa sortie en salle avec une bande originale magnifique : la magie à l’état pur. Et oui, je suis de la génération du Club Mickey. De plus, pour moi, Walt Disney a réussi à trouver un modèle économique pour produire ses films et conquérir le cœur des enfants et des plus grands. La Noire de d’Ousmane Sembène, un film franco-sénégalais qui vous prend aux tripes et invite à la réflexion sur fond de néocolonialisme. Une histoire qui fait écho au Bumidom chez nous : un voyage, une promesse, un rêve et une réalité tout autre.

Références :

- Site Internet : https://apcag.com.

- Plateforme VOD : https://cinedilescaribbeanvod.okast.tv.

- La database co-élaborée avec Trinité et Tobago et la République Dominicaine : https://cfdb.online.

- Page Facebook : https://www.facebook.com/Association-pour-le-developpement-du-cinema-dart-et-dessai-en-Guadeloupe-142777529102397/ ?view_public_for =142777529102397.

 

[i] Le Festival international et régional du film de Guadeloupe( FEMI), le Terra Festival en Guadeloupe, le festival Monde en vue en Guadeloupe , Prix2court ( Guadeloupe, Martinique, Guyane), le festival Nouveaux Regards (NRFF) en Guadeloupe, le Cinestar International film festival (CIFF) en Guadeloupe, le CineMartinique Festival (Martinique), le Festival international du film documentaire Amazonie Caraïbes (FIFAC) en Guyane, le festival La Toile des Palmistes en Guyane, le Festival du film de Trinité-et-Tobago (TTFF), El Festival de Cine Global de la République dominicaine (FCG), Curaçao International Film Festival Rotterdam à Curaçao, et le Festival Internacional del Nuevo Cine Latinoamericano à Cuba.