Champs libres : livres

Saïd Sadi, Mémoires. La fierté comme viatique (1967-1987)

T. II, Boumerdès, éd. Frantz Fanon, 2021, 558 p., 25 €

journaliste

Voici le tome 2 des mémoires d’une personnalité de premier plan de la vie publique algérienne, et ce depuis près de 45 ans : il fut l’un des principaux animateurs du Printemps berbère de 1980, puis participa à la fondation de la première Ligue algérienne des droits de l’homme en 1984. Pour cela, il connut les geôles algériennes. Il faut dire que, selon les desiderata du sieur Boumédiène, les autorités entendaient arabiser le pays « jusqu’à ce que les enfants ne comprennent plus leurs parents ». Rien de moins. Au lendemain d’octobre 1988, il crée le Rassemblement pour la démocratie et la culture (RCD). Il en assurera la direction jusqu’en 2012. Médecin, psychiatre, romancier (en langue kabyle) et essayiste, Saïd Sadi s’est retiré de la vie politique algérienne – mais pas du débat public.

Pourquoi évoquer ces mémoires ? Parce que l’immigration a toujours joué un rôle important dans l’histoire algérienne, depuis la naissance du mouvement national dans les années 1920 jusqu’aux événements ici relatés. Originalité, Saïd Sadi rend hommage, au rôle de la « diaspora » dans le déroulement du Printemps berbère et la création de la Ligue algérienne des droits de l’homme. De qui s’agit-il ? D’étudiants et d’universitaires émigrés au mitan de la décennie 1970, de jeunes militants culturels réunis autour du Groupe d’études berbères de Vincennes et de la coopérative Imedyazen. Ils jouèrent un rôle d’agence de presse et de rétablisseurs de vérités face aux mensonges des autorités, ils organisèrent, en France, la solidarité et contribuèrent à internationaliser les luttes algériennes, ils aidèrent à muscler la réflexion et les connaissances sur la question nationale ou le multiculturalisme. Cette émigration offrait un espace de travail, de liberté, de production, de réflexion, et ce malgré l’opposition des étudiants panarabistes, malgré les flétrissures et l’action des « services » algériens, malgré Paris – qui « ne voulait pas irriter Alger ». Entre ces militants et ceux d’Algérie, « la collaboration était permanente ». « Il me tenait à cœur de témoigner de l’apport décisif et du dévouement sans limite de ses camarades car peu d’écrits leur ont été consacrés. De brillants parcours professionnels ont été interrompus ou déviés par le devoir de combat. »

Au lendemain de la révolution iranienne, ils tentèrent déjà « d’alerter nos amis français sur les risques de sous-estimer ces symptômes ». Ils tiraient les enseignements de l’expérience algérienne : en 1979, deux ans après s’être implantés dans les universités algériennes, les islamistes jetaient de l’acide sur les femmes et, le 2 novembre 1980, ils assassinaient Kamel Amzal, un étudiant de 18 ans. Ces mises en garde furent vaines.

Alors, « à défaut d’intégration » et pour contrer l’« attraction intégriste », Saïd Sadi évoque la « construction d’une alternative identitaire démocratique autour du substrat berbère dans l’émigration nord-africaine ». Cela aussi ne marcha pas. Il eût fallu secouer la « frilosité » des autorités françaises pour qu’elles renoncent « à la sacro-sainte règle, du reste fondamentalement fausse, qui voulait que l’autoritarisme fût garant de stabilité ». Il y ajoute une autre raison : « l’importante communauté kabyle ne parvenait pas à assumer de manière adulte sa francophonie ». Ce qui reste à voir. Mais le propos offre d’autres perspectives que la victimisation et le ressentiment quant au rapport à l’Histoire. Revenant sur le Festival panafricain de 1969 – loin des youyous célébrant Alger « capitale du Tiers monde », il parle d’apartheid puisque l’expression berbère en fut bannie –, il rapporte des discussions avec des journalistes occidentaux qui « ne furent à aucun moment mis à l’écart ou pris à partie. Pourtant, nous étions à quelques années des indépendances […]. Et il y eut des discussions sur la colonisation ! Jamais par l’invective ou la victimisation populiste que le FLN diffusera dans la société algérienne ». Qu’en serait-il aujourd’hui, à l’heure du postcolonial, du décolonial, et des « indigènes » plus « bobos » que « sidis » ? Mieux, il souligne le rôle de la langue française dans la prise de conscience d’une génération qui s’engagea ouvertement et pacifiquement, convaincue que « c’est par la culture que se construira la démocratie ». « Dans l’intimité de nos échanges, nous convenions que c’est la rationalité de la langue française qui nous arma avec des outils nous ayant permis de repartir vers nous-mêmes. » Autre temps, autres mœurs ?