Champs libres : livres

Stéphane Beaud, Gérard Noiriel, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie

Marseille, Agone, 2021, 432 p., 22 €

journaliste

Nos éminents auteurs ont décidé de plonger dans le marigot de la polémique pour rappeler « la place qu’on accorde à la recherche empirique pour comprendre le monde social lui-même, autrement qu’à travers ses seules “représentations” », en précisant « qu’aucune cause et aucune théorie ne nous donneraient les clés pour comprendre les réalités complexes ».

De quelles « représentations » s’agit-il ? Du retour de la « race », la « race » comme unique objet de raisonnement sociologique ou matinée de sexe et/ou de classe. Qu’importe ! Selon nos auteurs, les logiques de domination économique (de classe) seraient abandonnées ou minorées depuis cinq décennies sous l’action conjuguée des mouvements régionalistes post-68, des instrumentalisations identitaires (à commencer par l’affaire Djilali Ben Ali en 1971), du droit de l’hommisme version BHL et consorts, d’une gauche qui a abandonné la tradition sociale au profit des aventures identitaires, en enfermant une partie des citoyens dans la catégorie « beur », puis jusqu’à la réduction ad arabum et ad islamicus. L’université française, celle sous influence américaine, a réduit les émeutes de 2005 à une dimension « raciale », (re)valorisé les « groupes subalternes » et autres indigènes de la république, et tracé une ligne entre passé colonial et esclavagiste et actuelles discriminations. Reste le rôle des médias et des réseaux où règnent sentimenteurs et émotifs.

Il sera aisé d’ergoter sur les raccourcis, la schématisation des subtilités militantes et théoriques, d’instruire un procès en ignorance. Bien sûr, il y a la « race » des uns et la « race » des autres, celle des « fachos » et celle des « gauchos », celle qui enferme et celle qui émancipe. Bien sûr les spécialistes es sciences sociales feront leur beurre (« beur » ?) des définitions, objets et concepts… mais la conclusion est, pour le dire de manière provocatrice : Finkielkraut-Fassin même combat ! Noiriel dresse la genèse des ralliements des intellectuels de gauche aux discours identitaires dominants de droite (Taguieff, Bensoussan, Bouvet). Il critique pêle-mêle Didier Fassin et Éric Fassin, Patrick Simon (le pouvoir de l’« identificateur » sur l’« identifié » « conduit à la production d’identités autodéclarées »). Il discute l’homogénéité de la catégorie « condition noire » de Pape Ndiaye et brocarde le « business postcolonial » de Pascal Blanchard.

Tandis que Noiriel retrace l’histoire du mot « race », Beaud revient sur l’affaire des quotas dans le football lancée par Mediapart, accusant la direction technique nationale de la Fédération française de football (FFF) et Laurent Blanc de vouloir « moins de Noirs et d’Arabes » et d’approuver « dans le plus grand secret […] le principe de quotas discriminatoires », laissant entendre que ce beau monde baignerait dans un racisme de bon aloi. Beaud montre les méthodes, les accusations, le climat de procès médiatique. Les belles âmes militantes aiment le bruit, quitte à accuser à tort et à jeter l’opprobre (Blanc serait raciste comme Deschamps pouvait l’être pour Cantona !). Oui, Mohamed Belkacemi, ancien conseiller de la FFF, a démenti les propos de Beaud sur son compte, mais cela ne minimise pas les effets dévastateurs d’accusations autrement plus graves (racisme) chez l’humanité à hauteur des cités et des clubs de quartier. Mesure-t-on assez le poids de ses mots sur celles et ceux qui devront vivre avec, les subir, en être les instruments ? L’intellectuel (ou le journaliste), demain, n’aura pas de compte à rendre, au mieux il pourra reconnaître une erreur… d’analyse !

Sur les discriminations, réelles, au sein de la FFF, Beaud invite à prendre en compte les origines culturelles, spatiales, religieuses, mais aussi les profils sociaux, les formations, les profils de poste et les aptitudes, à mesurer ce terrible sentiment d’illégitimité, les choix personnels (le terrain plutôt que la paperasse), les bondieuseries des plus jeunes et les racismes, y compris celui de « l’intelligence ». Noiriel et Beaud inclinent à un peu moins de collectif pour un peu plus d’individu, pour mieux saisir les constructions identitaires et les socialisations complexes, les réalités nouvelles, foisonnantes, irréductibles à une seule dynamique et un « retour du refoulé » mémoriel. De l’intersectionnalité qui ne dirait pas son nom ?

Ce livre a suscité bien des polémiques. Pourtant, l’un de ses objectifs était d’affirmer l’autonomie du champ de la recherche (face à la militance des uns et au procès des ministres de tutelle). L’autre visait à retrouver le chemin des mobilisations et des convergences, à gauche s’entend. Raté ?