Chronique livres

Frédéric Paulin, La guerre est une ruse

Villenave-d’Ornon, Agullo éd., 2018, 384 pages, 22 €

[Texte intégral]

Journaliste

L’Algérie du début des années 1990, à l’entrée de la terrible Décennie noire, constitue le théâtre d’opération de cette première livraison d’un triptyque annoncé. La guerre est une ruse est une vertigineuse plongée dans les arcanes de la politique sécuritaire algérienne, de la guerre contre l’islamisme armé et des relations franco-algériennes. Pour accompagner le lecteur dans ces méandres, démêler les fils noués du réel, Frédéric Paulin invente l’un des rares personnages de fiction de ce roman, Tedj Benlazar, un agent de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) en poste dans ce qu’il faut bien nommer son pays d’origine. Autour de ce flic pas très en forme défilent des personnages historiques, réels, ceux des différentes instances militaires, à commencer par le terrible DRS, le Département du renseignement et de la sécurité, ceux du contre-espionnage et de la classe politique français, sans oublier, au cœur du récit, Djamel Zitouni, futur émir du Groupe islamique armé (GIA), et Khaled Kelkal.

On pourrait se croire revenu au triste et fameux "qui tue qui ?" des années 1990. Paulin, avec subtilité, alimente justement la thèse de la manipulation du GIA par des officiers du DRS. Subtil parce qu’il ne fait pas du GIA une création ex nihilo des militaires, mais décortique une (très classique) opération de noyautage et de manipulation par une partie des services algériens. Pour rester en Algérie, celle d’avant 1962, l’armée française ne s’est pas privée, elle aussi, de noyauter et de manipuler. On pourrait croire que Paulin repasse les plats, pourtant, le thème présent dans la littérature politique n’a sans doute jamais été abordé dans le roman, avec une telle précision et une telle force. Le travail de documentation et d’historien de Paulin a dû être monstrueux et cela est suffisamment rare pour le souligner ici : il ne transpire jamais.

Les forces du roman sont multiples : tension et intensité dramatique du début à la fin du livre, dialogues, lisibilité en dépit d’une pléthore de personnages et de situations, concret et direct dans l’exposé, il mélange avec brio la grande Histoire et les histoires individuelles. Tout simplement bluffant ! Paulin ne repose pas la question "qui tue qui ?", mais décortique (dévoile ?) la logique (les logiques) qui sous-tendent les (universelles) manipulations des services algériens et les choix politiques des autorités françaises : il s’agit pour les uns d’entretenir la terreur – jusqu’à exporter la violence en France – pour que l’armée, plus exactement une fraction de l’appareil militaire et répressif, apparaisse comme l’unique recours. Et, côté français, il s’agit de tout faire pour éviter que la violence ne traverse la Méditerranée, quitte à pactiser avec ceux-là même par qui le mal pourrait arriver. Cette présentation offre l’intérêt d’inscrire cette violence dans une histoire, celle de la guerre de libération (le DRS est issu du ministère de l’Armement et des liaisons générales, MALG, et est le lointain héritier du Service de renseignement et de liaison de l’Armée de libération nationale, ALN, tous deux impulsés, dirigés et organisés selon les méthodes d’Abdelhafid Boussouf). Elle permet de mesurer en quoi les ambiguïtés, les retards de la diplomatie française constituent une politique des intérêts à courte vue, politique dénoncée en son temps par les démocrates algériens menacés et, plus loin encore, dans un contexte certes très différent, par Victor Schœlcher à l’endroit des "barbaries" de Mohammed Ali considéré comme le fondateur de l’Égypte moderne.

La guerre est une ruse est un récit d’une intensité incroyable et d’une intelligence certaine pour montrer la complexité des nœuds géostratégiques, les manipulations et les alliances de circonstance, bref, l’échiquier de Machiavel de la vie politique algérienne et des relations franco-algériennes. Ce qui n’est pas le moindre de ses mérites.