Champs libres : musique

Hommage à Manu Dibango

La thématique de ce numéro de la revue Hommes & Migrations autour de l’année 1973 et du racisme invite à dérouler la carrière de Manu Dibango, terrassé le 24 mars 2020 par le coronavirus, âgé de 86 ans. C’est en effet en 1973 que le musicien démarre une carrière fulgurante aux États-Unis, sous l’impulsion du succès de son tube « Soul Makossa ». Évoquer ce moment symbolique est aussi l’occasion de saluer l’homme qui fut, durant six décennies, le « référent Afrique » de la scène musicale française. Nous voulons nous souvenir de l’artiste généreux, curieux et bosseur, toujours prêt au partage, exprimant sa joie de vivre et sa verve optimiste par de grands éclats de rire. Nous souhaitons rappeler l’indéfectible zélateur de l’harmonie interraciale qu’il n’a jamais cessé d’être tout au long de sa vie, l’artisan engagé dans les médias et les institutions en faveur de la « visibilité » des Noirs, encore si défectueuse en France, le pays d’adoption de cet enfant du Cameroun.

1973 : « Soul Makossa » dans le Hot 100

« Mama ko, mama sa, mako makossa. Mama ko, mama sa, mako makossa… » Radios et clubs américains balancent au rythme des deux basses et deux batteries, sur la voix sombre, entêtante d’un Manu Dibango lançant ses onomatopées. Nous sommes en 1973. Le musicien camerounais a dû quitter Paris précipitamment pour New York. Peu de temps avant, il a reçu la visite de Ahmet Ertegün, le directeur d’Atlantic records, qui produit Ray Charles et Aretha Franklin. L’artiste vit un rêve, néanmoins éveillé. Il vient de signer un contrat avec l’un des plus prestigieux labels de jazz, soul et rythm & blues. La parution du disque aux États-Unis est promue par une série de dix concerts à l’Apollo Theater de Harlem. La soirée débute avec The Temptations, n°1 en décembre 1972 au Hot 100 du Billboard, classement des 100 meilleures ventes de disques tous genres confondus aux États-Unis. Huit mois plus tard, « Soul Makossa » atteint la 35e place du même hit-parade, exploit encore jamais réalisé par un artiste africain. Dans le même Hot 100 figure une autre version de sa chanson, interprétée par l’éphémère groupe américain Afrique. Il s’en est fallu de peu pour que la chance ne tourne le dos à Manu Dibango…

Que s’est-il passé ? L’enregistrement original de « Soul Makossa » figure bien au catalogue de Decca France, sur le label Fiesta, avec lequel Manu Dibango, alors musicien et chef d’orchestre respecté, dans sa quarantième année, est sous contrat. La maison de disques a bien vu les ventes de son 45 tours monter en flèche aux États-Unis dès l’automne 1972. Pourtant, elle n’a pas réagi. Dans son autobiographie, Manu Dibango raconte : « Les commandes américaines chez Decca gonflent en une dizaine de jours : cinq mille exemplaires, bientôt trente mille. Cela devrait éveiller la curiosité de la direction. Même pas. Un Africain de Douala ne peut pas faire un tube international. Le paternalisme vit encore de beaux restes*. » S’agit-il de racisme à proprement parler ? Pas vraiment, juste des habitudes discriminatoires qui survivent douze ans après la fin des colonies d’Afrique. Alors que le marché américain commence à être saturé par des reprises de « Soul Makossa » – on en compte 23 fin 1972 –, un émissaire français finit par négocier la version originale avec Atlantic pour le compte de Decca.

L’histoire de « Soul Makossa » a commencée en 1971, alors que se profile pour l’année suivante la huitième Coupe des Tropiques de football (future Coupe d’Afrique des nations). Le Cameroun, doté d’une équipe prometteuse, étant le pays hôte, son ministre des Sports lance un appel d’offre pour la composition de l’hymne célébrant l’événement. La proposition de Manu Dibango est retenue. On lui remet alors un million de francs CFA – des petites coupures enveloppées dans du papier, raconte-t-il – pour assurer la production d’un 45 tours. L’hymne est gravé sur la face A et l’artiste choisit « Soul Makossa » en face B, l’une de ses plus récentes compositions. Hélas, l'équipe nationale ayant été vaincue par celle du Congo Brazzaville, le disque ne fait pas recette au Cameroun…

Depuis l’accession à l’indépendance des anciennes colonies françaises et britanniques, la plupart des groupes commerciaux internationaux déjà implantés sur ces territoires se sont évertués à y consolider leurs intérêts. Les grandes maisons de disques européennes continuent d’alimenter leurs filiales locales avec des productions spécifiquement dédiées. Les marchés africains étant le plus souvent dépourvus des structures et matériels de production nécessaires à la fabrication des disques, ceux-ci sont enregistrés, réalisés et manufacturés au sein des maisons mères européennes. Les vedettes locales réalisent en Europe les disques, qui sont acheminés vers les marchés locaux. Decca France, elle-même filiale de la maison mère britannique, possède ainsi sa section Afrique, dont les productions de vinyles sont expédiées vers les marchés d’Afrique francophone. Ainsi, les disques enregistrés à Paris sur le label Fiesta par Manu Dibango ne sont quasiment pas disponibles sur le marché français.

Pourtant, c’est cette musique dédiée aux Africains qui intéresse tout particulièrement les acheteurs afro-américains venus en visite chez Decca France en 1972. La mode afro-américaine est à la « blaxpoitation ». Après la période de conflits interraciaux exacerbés de la fin des années 1960, Hollywood entend revaloriser l’image des Noirs aux États-Unis, avec des films comme Shaft, porté par la musique fiévreuse et envoutante d’Isaac Hayes et sa voix de velours sombre. De retour à New York avec une brassée de 45 tours, les acheteurs afro-américains les placent dans des boutiques spécialisées. La légende veut que le très influent David Mancuso – célèbre pour ses soirées privées hebdomadaires The Loft, où s’initient les principaux courants de musiques de danse, à commencer par le disco – ait dégotté « Soul Makossa » chez un disquaire caribéen de Brooklyn. L’effet produit sur les danseurs à ses soirées est tel que le morceau va être matraqué sur les ondes de la radio WBLS par Frankie Crocker, l’un des plus influents disc-jockeys de New York. Un public nombreux tente alors de se procurer le précieux vinyle. En vain, car il n’est disponible qu’en import depuis la France, ce qui entraîne la multiplication des reprises par d’obscurs groupes locaux. Pourtant, aucune n’a la saveur de la version originale lancée sur le marché américain début 1973 par Atlantic Records, qui va dès lors capter l’essentiel des ventes.

Journaliste