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Impasses mémorielles

Le 30 novembre 2021, Joséphine Baker est entrée au Panthéon. Malgré elle, elle est devenue un symbole, enfermée dans une sorte de gaine incommode dans laquelle on tasserait une femme, une existence, faite d’émotions, de combats, de victoires et d’échecs, une trajectoire particulière en des temps particuliers. Ne serait-ce pas le signe de la voracité et du vertige du collectif quand il fait une proie d’un individu… Ce qui aurait pu être une fête, à tout le moins un moment dans la longue marche de la société française vers une prise de conscience de son histoire, quelques émotions et clairvoyances ajoutées à l’imaginaire des citoyens, n’est pas allé de soi. Il y eut quelques bémols.

membre de la rédaction

Alors que Pascal Blanchard souligne le 26 novembre que « par sa vie même, Joséphine Baker démontre que la France est un pays complexe », le 30 novembre, sur le même site du nouvel.obs, Rokhaya Diallo triture « les ambiguïtés d’une panthéonisation » : « Admirative de la résistante héroïque, la femme noire que je suis a toujours été embarrassée par l’image de son corps présenté comme exotique. Et ces bananes qui ornaient ses hanches me rappellent celles jetées à la figure des footballeurs ou à celle de Christiane Taubira – tous assignés, à travers ce fruit, à une humanité inexorablement primitive. »

Baker, l’antiraciste, à l’humanité sans frontière, devient « cette Parisienne ayant enfin le visage d’une femme non blanche ». « Toutefois, écrit Rokhaya Diallo, l’attention portée à ses courbes m’indispose et l’imaginaire colonial qu’elle incarne me gêne. » Et la « documentaliste » d’accabler ses lecteurs d’un énième cours d’histoire sur « l’éroticolonialisme ». Mieux, elle embarque Joséphine Baker dans ses aventures militantes : « À mes yeux, la reconnaissance élogieuse de son patriotisme va de pair avec les soupçons qui pèsent aujourd’hui sur tout.e Français.e non blanc.he osant se montrer un tant soit peu critique vis-à-vis de notre sacro-sainte République. Comme jadis la mère patrie coloniale “bienveillante”, la France du XXe siècle exige une admiration béate et acritique de ses sujets. Joséphine Baker vénérait la France qui lui avait tout offert, et cette posture de gratitude est attendue de nous ses citoyen.ne.s non blanc.he.s. Certes, elle n’avait rien à reprocher à la France. Ce n’est pas forcément le cas de nombreux Noirs d’hier et d’aujourd’hui. »

Dans la foulée, elle oppose à la grande dame noire, une autre grande dame, blanche, juive et berbère, Gisèle Halimi, dont la panthéonisation a été écartée, sans doute à cause de ses prises de position contre la colonisation. Ce que n’aurait pas fait Baker… On oppose deux femmes et deux parcours, deux histoires différentes et des temporalités aussi différentes.

« Je sais et j’ai toujours su que le sort de Joséphine ne relevait pas de la norme. La star flamboyante était une exception parmi la masse des damnés. Et je crains qu’elle ne soit devenue aujourd’hui le prétexte d’un discours voué à dédouaner la France pour mieux faire taire les critiques légitimes. » Il y a là un autre argument : l’exception montrée en exemple au vulgum pecus qui n’en peut mais ! L’exception pour rassurer la société sur ses vertus. Car tandis qu’ici on blablate, ailleurs, on cocoricote. Toutes ces réactions trahissent une même logique, celle de l’instrumentalisation, enfermant Joséphine Baker dans un symbole trop étroit, elle qui savait – autre temps ! – faire une arme de l’humour, de la dérision et du rire. L’année Molière aidera-t-elle à retrouver le chemin de la légèreté ?

De son côté, Léonora Miano (sur sa page Facebook), qui a décidé de laisser de côté, un temps, son « mauvais esprit », interroge la fixité de nos regards : « Les trésors de l’Afrique accumulés dans les musées et devenus objets de prestige n’ont pas changé le regard posé sur ceux dont les ancêtres avaient créé ces joyaux. » Et de terminer : « Joséphine Baker fut une résistante au nazisme, comme tant et tant de Subsahariens venus de ce continent qui offrit à la France libre Brazzaville pour capitale. Elle ne put cependant résister à l’instrumentation raciste qui fut faite de son talent. C’était ça ou ne pas bosser. On ne peut parler ici d’inversion du stigmate. Mais ce jour est grand, disons-le à nouveau, même si nous ignorons pourquoi, pour qui. » Comme le dit, sans fioritures, un commentaire, Joséphine Baker serait « tout sauf une icône positive pour les nwar ». La tendresse et l’empathie des uns versus l’ambiguïté, le mépris ou la colère des autres.

L'urgence du présent

Le documentaire, Noirs en France, diffusé sur France 2, le 18 janvier, signé par Aurélia Perreau et Alain Mabanckou, a fait, lui, l’unanimité. En tout cas, peu ou pas (à vérifier) de commentaires désobligeants, perfides ou assassins. À l’exception d’une réaction esseulée sur Facebook se plaignant qu’il n’ait pas été question du « comité Adama et du Cran » (sic) et que tout cela manquait de matière (quelle ?), Perreau et Mabanckou ont fait un carton.

« Moi, quand je serai grande, je mettrai de la crème pour devenir blanche. » Ces mots, prononcés par une gamine noire, disent tout. Sans esbroufe. Brutalement et efficacement. Et comme un écho de l’existence, le documentaire donne à réentendre d’autres mots, ceux prononcés en 1991 par Nina Simone, alors vedette de renommée internationale : « Je suis contrariée de ne pas être devenue la première pianiste classique noire au monde. Je pense que j’en aurais été plus heureuse. Je ne suis pas très heureuse actuellement. » Comme une blessure ouverte dans l’enfance et qui ne se referme jamais… C’est là le pari (réussi) des deux réalisateurs : donner la parole et laisser hommes, femmes et enfants noirs se dirent et dirent ! Ce documentaire ne cultive pas la dénonciation. Il s’agit d’exposer en évitant de penser pour l’auditoire. Et encore moins de le culpabiliser en lui débitant, ad libitum, son petit bréviaire. Peut-être est-ce la supériorité de la littérature, de Mabanckou romancier, sur les approches journalistiques ou documentaristes : ne pas se détourner des mouvements complexes de la vie et ne jamais négliger l’individu.

Sans rien taire du racisme et des injustices, Mabanckou et Perreau ne condamnent à aucune fatalité. L’insistance mise sur la rencontre – la Relation aurait dit Glissant –, l’amour, la mixité des trajectoires et des adoptions, débouchent sur un horizon où les métissages offrent l’opportunité de « redéfinir notre humanisme de façon positive ».

Dans un entretien donné à Mohammed Aïssaoui pour le Figaro du 6 mai 2021, Alain Mabanckou donnait déjà l’esprit de la démarche : « Nous ne nous définissons plus par le prisme des nationalités ou des rancœurs accumulées au cours de l’histoire, parce que nous savons qu’il est souvent plus facile aux démagogues de conjuguer leurs verbes au passé aux fins de ne pas assumer l’urgence du présent. J’ai sans cesse souhaité que la nouvelle génération s’ouvre, comprenne que le monde de demain sera celui de l’addition, de la multiplication et non celui de la soustraction ou de la division. » Et de citer Aimé Césaire (Cahier d’un retour au pays natal) : « Ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale. »

Instrumentalisations

Et voilà que, du côté algérien, ces questions mémorielles reviennent sur le tapis. Certes, elles n’ont jamais disparu, et la remise du rapport Stora le 20 janvier 2021 a permis de repasser les plats. 2022 marquera les commémorations des 60 ans de la fin de la guerre d’Algérie et de l’indépendance algérienne. Il est à parier que rien ne sera épargné aux contemporains. Déjà, le 13 octobre 2021, Antar Daoud, ambassadeur d’Algérie en France, invitait à faire de la « communauté algérienne », « un levier de commande pour intervenir non seulement dans la politique algérienne, mais aussi au niveau de la politique française » (Le quotidien d’Algérie, 1er décembre 2021). Comme le rappelle Boualem Sansal, « le pouvoir algérien a vécu sur la rente mémorielle. Comme ils ont libéré le pays, il leur apparaît normal que ce soient eux qui gouvernent. Ils ont fabriqué un ennemi extérieur, la France, qui leur permet d’alimenter la machine de la victimisation » (L’Express, 28 décembre 2021).

Mais, pendant que l’on discute mémoire, passerait-on à côté de l’essentiel ? Pour Salem Chaker, professeur émérite des universités : « Tant que la société ne prendra pas conscience de la nécessaire rupture avec l’héritage et le passé nationaliste, tant que l’on continuera à considérer le combat anticolonial comme un horizon fondateur et indépassable, tant que l’on ne s’engagera pas dans une critique lucide des fondements de l’État-nation, il est à craindre qu’il sera impossible de remettre en cause le pouvoir de l’oligarchie qui dirige, exploite, pille et détruit le pays. » (lematindalgerie.com, 26 novembre 2021). C’est à un bouleversement des paradigmes, historiques et mémoriels, auquel invite l’universitaire. Si l’Algérie est en ligne de mire, rien n’interdit d’élargir la focale pour questionner une autre instrumentalisation : « Des pays comme l’Algérie (et le Maroc) apparaissent de plus en plus comme les gardiens de la frontière sud de l’Europe, avec pour fonction essentielle le contrôle de l’immigration subsaharienne et la lutte contre l’islamisme radical. Autrement dit, les régimes en place à Alger et à Rabat rendent de grands services à l’Europe. » Dès lors, l’Europe et la France « s’accommodent fort bien des violations les plus flagrantes des droits humains chez leurs auxiliaires du Sud », et ce en se berçant d’illusions tant sur le contrôle des flux migratoires que sur la lutte contre l’islamisme radical.

«N’existe-t-elle pas déjà, cette concorde?»

Mustapha Kessous raconte dans Le Monde du 30 novembre, non sans lyrisme, « l’histoire d’un voyage dans le temps. Celle d’une quête personnelle de dix-huit jeunes venue épouser la longue destinée de deux pays qui s’attirent et se déchirent depuis près de soixante ans. Onze femmes et sept hommes qui ne se connaissaient pas ont accepté de faire ensemble cette traversée avec un objectif : apaiser “cette blessure mémorielle” qui froisse la France et l’Algérie ». De quoi s’agit-il ? Une sorte de brainstorming réunissant quelques jeunes Français, Algériens ou binationaux, descendants de militaires, de harkis, de piedsnoirs, de juifs ou de combattants du FLN, avec à la clef la remise de propositions au Président Macron. Résumé des « propositions » : faire de la colonisation et de la guerre d’Algérie « un thème incontournable de l’éducation nationale » ; « collecter et diffuser les paroles de personnes qui ont connu la guerre d’Algérie » ; créer un institut et un « office des jeunesses franco-algériennes » et qu’Emmanuel Macron prononce « un grand discours » qui « reflète toutes les mémoires » sans être « nécessairement fondé sur des excuses » mais « tourné vers l’avenir ». Bon courage a-t-on envie d’écrire. Sans oublier de célébrer l’émir Abdelkader – qui appelle à « un souvenir doux » (sic) mais « également celui d’un brave guerrier » – et, parité oblige, la figure d’Isabelle Eberhardt. Enfin, il conviendrait de « renforcer les possibilités pour les Algériens de se rendre sur les lieux de mémoire en France, mais également, en coopération avec le gouvernement algérien, de faciliter aux Français, et plus particulièrement aux pieds-noirs, harkis et juifs d’Algérie, l’accès sur les lieux de mémoire en Algérie ». Bon courage ici aussi.

La journaliste Nadia Henni-Moulaï propose un pas de côté face à ce qui s’annonce comme un trop-plein de mémoire. Titrant « France-Algérie : Macron se trompe de réconciliation », elle écrit : « Cette maxime qui consisterait à “réconcilier les mémoires” cache en creux un impensé. Un silence étouffé par le bruit des slogans politiques. Est-ce vraiment aux “mémoires”, c’est-à-dire à leurs dépositaires, à leurs héritiers, de bâtir cette réconciliation ? N’existe-t-elle pas déjà, cette concorde ? » (Jeune Afrique, janvier 2022).

« Dans la vie quotidienne et réelle, la question de la guerre d’Algérie n’est pas au cœur des discussions mais prend la forme de blessures silencieuses, intimes, pudiques, celles que l’on garde pour soi. Et si elles s’expriment, c’est souvent à travers les stimuli du déclassement social, du chômage, du manque de pouvoir d’achat, du goût pour le complotisme, du racisme le plus cru, de la bêtise. Les affres de cette histoire douloureuse éclatent au grand jour comme le révélateur chimique d’un mal-être social et identitaire. […] Mais, plutôt que “les mémoires” Emmanuel Macron devrait réconcilier les faits avec le récit républicain. »

Un internaute algérien, Rezki Nvouhadj, a réagi le 30 janvier à un post Facebook publié par Benjamin Stora sur la statue de l’émir Abdelkader à Amboise. Plutôt que de mémoire, il rappelle que « tout est politique », y compris le « retour en grâce » de l’Émir qui a « fait naître le mythe Abdelkader pour servir de modèle aux chefs de tribus qui allaient se révolter ultérieurement, en leur signifiant combien ils avaient tout à gagner à aimer la France comme Abdelkader ». Voilà pour la France. Côté algérien, ce n’est pas mieux : « Dans l’histoire officielle algérienne la partie visible de l’iceberg c’est Abdelkader et Benbadis, car l’Algérie postcoloniale a choisi de mettre en lumière que ce qui est arabo-musulman. » Et de terminer par un « je préfère sortir de l’histoire coloniale pour parler avenir, que de perdre mon temps à tourner autour du sujet comme s’il y avait que ça qui intéressait les Algériens ! On a deux vieilles dames aux manettes qui gâchent tout de la relation algéro-française et surtout qui gâchent sans cesse l’avenir des Algériens ! »

Mbougar Sarr-Baker : même combat !

La plus secrète mémoire des hommes du jeune Mohamed Mbougar Sarr a été sacré Prix Goncourt 2021. Ce succès du premier auteur sénégalais à recevoir le Goncourt aurait pu (dû ?) faire avancer dans la même direction, et ce malgré de forts louables et bienvenues différences de points de vue. Pourtant, il en est de Mbougar Sarr comme de Joséphine Baker. Quelques bémols se sont fait entendre. Ainsi, Jordi Bonells dénonce « une bien belle escroquerie, bâti, qu’il est, sur des emprunts à la tire larigot aux deux romans de Roberto Bolaño » (Diacritik, 12 janvier). Et après avoir lâché sa « bombe », le fanfaron fanfaronne : « Le terme escroquerie est peut-être un peu fort. Je l’emploie pour frapper les esprits. Pour aguicher le lecteur. Pour faire, à bon compte, mon Cyril Hanouna. » Incroyable, doublement incroyable : il lui refait le coup du personnage de Mbougar Sarr, puis joue les gros bras (« escroquerie » et « plagiat ») pour ensuite… en rabattre ! Et sur le fond ? Comparé à Bolaño, Mbougar Sarr resterait par trop « classique », usant de « la triade traditionnelle de tout romancier […] : description/explication/ dialogue. Bref, là où le premier “montre”, “impose des images narratives”, le second continue de “dire”, incapable qu’il est de se hisser au niveau d’une intention qu’il renifle sans pouvoir s’en saisir. On retrouve là, bien évidemment, la célèbre distinction wittgensteinienne entre “montrer” et “dire” ».

Le poète et romancier Umar Timol titre, lui, son papier : « Goncourt, Nobel, Booker Prize… La récompense du dominant au dominé » (Jeuneafrique.com, 9 décembre 2021). L’ambiance est donnée. L’auteur rappelle que c’est Paris, lieu du « pouvoir littéraire », qui octroie ou non « la consécration littéraire », « la légitimation » du « dominé » – « dont il rêve secrètement ». Ce pouvoir « émane de l’histoire coloniale, d’une histoire de subjugation de l’autre. Il est multiforme, économique, politique, militaire et aussi symbolique. Il s’est peut-être atténué au fil du temps, mais son emprise demeure ». Il faut tout juger à l’aune de l’histoire et de ce qu’on lui prête de rémanence. « C’est, par certains aspects, un asservissement psychique et intellectuel, un réflexe de l’ex-colonisé, ce perpétuel bon élève qui attend qu’on lui dise qu’il est à la hauteur. » Entre parenthèses, cela est l’un des thèmes traités dans le roman de Mbougar Sarr, avec un peu plus de finesse et d’horizon.

Partant, l’écrivain n’est plus seulement noir, femme ou beur… il est aussi un « dominé » qui « pour être accepté et reconnu, doit écrire des textes qui répondent aux attentes des dominants. […] On lui autorise, par ailleurs, un degré de subversion, mais une subversion permise et convenue ». Si le papier ne dit pas par quel processus l’écrivain « dominé » « pourra se libérer psychiquement de la domination symbolique », au moins, l’auteur donne une indication de lieu : « pour être au coeur de cette “plus secrète mémoire”, il faut être au coeur de soi-même, au coeur des siens ». Sauf erreur, c’est du Hölderlin dans le texte… En Europe, on dresse des murs de pierres et de barbelés, au Sud, on dresse des frontières symboliques… qui cloisonnent tout autant. Dans un long entretien, Mbougar Sarr recadre la question : « Comme je le dis dans le livre, la colonisation est une épine plantée dans la chair du colonisé, et toute la question est de savoir comment continuer à vivre avec cette épine sans plus être obnubilé par elle et en lui ôtant le privilège de nous faire souffrir et d’emprisonner notre mental. Beaucoup s’imaginent qu’il n’y a qu’une seule manière de le faire. » (Jeune Afrique, janvier 2022).