Parcours

4 Aux rythmes du monde : les années 1980

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Electric Ballroom, Londres, 1983 © Pierre Terrasson

Des années de lutte résultent des rencontres et des circulations entre les différentes scènes de la diaspora musicale à travers le monde. Paris et Londres deviennent alors l’épicentre d’une énergie artistique qui rayonne grâce à des lieux emblématiques.
À Paris, les musiques d’Afrique, relativement marginales jusque dans les années 1970, suscitent l’engouement, faisant de la capitale française une plaque tournante de la production musicale avec un réseau de disquaires, labels, cafés, salles de concerts, boîtes de nuit et studios d’enregistrement.
À Londres, le reggae est très populaire depuis que Bob Marley y a donné ses premiers concerts. Originaire de Jamaïque, ce style si caractéristique est devenu une musique planétaire synonyme de libération et de révolte. Ces allers-retours entre scènes locales et globales dessinent une nouvelle géographie musicale et urbaine : l’émergence d’une culture venue du Bronx, le hip hop, bénéficie ainsi de la dynamique à la fois des night-clubs afro et des maisons de quartier.
Ces musiques contribuent à donner à Paris et Londres leur visage de villes mondialisées : les styles originaux qui y sont produits, écoutés et diffusés font résonner tous les rythmes du monde. Les musiciens mais aussi les acteurs politiques de l’époque ont su saisir cette effervescence en organisant de grandes manifestations telles que le défilé du bicentenaire de la Révolution sur les Champs Elysées en 1989 ou le Mandela Day à Wembley un an plus tôt.

Nouvelle ambiance

Portées par des figures emblématiques, telles que Fela Kuti, Salif Keita, Youssou’N Dour ou Manu Dibango, de nouvelles scènes musicales émergent à Paris et à Londres. Autour du jazz, de l’afrobeat et de ce que l’on ne tarde pas à appeler les "musiques du monde", une nouvelle géographie de Paris et de Londres apparaît avec ses lieux d’enregistrement, de production et de diffusion. Au Palace, discothèque emblématique des nuits parisiennes, Grace Jones, née en Jamaïque et installée à Paris, assure le spectacle d’ouverture. À Londres, l’Electric Ballroom anime le cœur du quartier de Camden avec ses concerts de rock, punk et 2-Tone (genre musical dérivé du ska). D’autres lieux, hors des capitales, apparaissent incontournables, comme la Main bleue à Montreuil, où s’affichent les représentants de la SAPE (Société des ambianceurs et des personnes élégantes).

De contre-cultures protestataires, les productions artistiques liées aux mouvements migratoires deviennent de plus en plus considérées comme de l’avant-garde. On ne parle plus tant de "migrations" que de "diasporas", de "culture radicale" que de "culture branchée". Les nuits parisiennes et londoniennes se montrent friandes de ces nouvelles figures qui donnent aux deux capitales leur aura internationale, tandis qu’en couverture de leurs albums, les artistes n’hésitent pas à faire figurer des images des capitales françaises et britanniques.

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Manu Dibango, Sidney, Serge Gainsbourg, Ray Lema en improvisation lors d'un concert retransmis par Mosaïque dans l'émission du 16 décembre 1984.

L'utopie de la "Sono-mondiale"

L’engouement du grand public et des maisons de disques pour ces nouvelles scènes musicales ne tarde pas à intéresser les politiques. C’est à ce moment que s’organise de grandes manifestations dans lesquelles transparaissent les identités multiculturelles de Paris et de Londres, contribuant à faire de ces deux anciennes capitales d’empire des métropoles internationales.
Pour célébrer les 200 ans de la Révolution française, François Mitterrand choisit de donner à voir l’image d’une France ouverte sur le monde, notamment à travers un grand défilé orchestré par Jean-Paul Goude.  À Londres, le concert qui est organisé en hommage à Nelson Mandela, le 11 juin 1988, consacre la scène londonienne comme lieu privilégié de contestation, par la musique, des injustices liées au racisme. On retrouve les artistes du mouvement Rock against racism, comme Jerry Dammers, du groupe The Specials. Viennent s’y ajouter des musiciens tels que Salif Keita ou Youssou N’Dour, devenus des figures incontournables de ces événements, ainsi que les plus grands noms de la scène musicale. On trouve même Eric Clapton, pourtant auteur, en 1976, de propos racistes. Ceci montre la normalisation de ces événements en Grande-Bretagne, alors même que le concert est interdit par le gouvernement de l’Afrique du Sud.

Le Bicentenaire de la révolution

À l’occasion du bicentenaire de la révolution française, François Mitterrand décide d’organiser une série de manifestations, dont un grand défilé de "la Marseillaise", créé par l’artiste et publicitaire Jean-Paul Goude, avec la contribution de Wally Badarou, pour la direction musicale. Suivi par 800 millions de téléspectateurs, cet événement s’achève par l’interprétation de la Marseillaise par la soprano américaine Jessye Norman, sur la place de la Concorde. Ce grand défilé connait un vrai succès populaire. 800.000 personnes assistent en effet au fastueux spectacle dans lequel des "tribus" du monde entier donnent à voir un monde globalisé et multiculturel. Une place de choix est accordée aux artistes africains qui défilent à cette occasion au son des tambours. Pourtant, cet évènement illustre le dilemme d’un modèle républicain, hésitant entre une perspective mondiale et multiculturelle et la réalité d’une France plurielle qui n’est pas toujours bien acceptée.

Mandela Day

"One humanity, one justice", lance le 11 juin 1988 Mark Knopfler de Dire Straits au public d’un stade de Wembley comble, au terme d’un concert de 11 heures retransmis par la BBC et plus de 60 chaînes de télévision à travers le monde, en hommage à Nelson Mandela, emprisonné depuis 1962. Si la musique sert la cause anti-apartheid tout au long des années 1980 (en 1983 se tient le concert African Sounds à l’Alexandra Palace et en 1986 l’organisation British Artists Against Apartheid rassemble plus de 200 000 personnes lors d’un festival dans le parc de Clapham Common) le "méga-concert" de Wembley est aussi l’héritier des grands concerts de solidarité internationale, comme Live Aid. L’objectif de cette manifestation, alors que le gouvernement Thatcher refuse les sanctions contre l’Afrique du Sud, est d’amplifier la mobilisation contre l’apartheid en médiatisant Mandela auprès du grand public : loin de l’image de "terroriste" que les autorités lui prêtent, il est le symbole d’un peuple sud-africain qui résiste et lutte et que la scène musicale londonienne va contribuer à réfracter à l’international.

Sono mondiale : du local au globale

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Le Reflet - série Périphéries, 2008.Tirage lambda contrecollé sur aluminium 140 x 225 cm. Musée national de l'histoire et des cultures de l'immigration, CNHI © Mohamed Bourouissa
Le Reflet - série Périphéries, 2008.Tirage lambda contrecollé sur aluminium 140 x 225 cm. Musée national de l'histoire et des cultures de l'immigration, CNHI © Mohamed Bourouissa     

"Imagine, la terre est comme un tambour. La peau est tendue tout le long. Si tu grattes au Japon, la vibration se ressent jusqu’au bout du monde. C’est comme une immense sono… Une sono-mondiale". Le terme sono-mondiale jaillit de l’esprit de Patrice Van Eersel, journaliste d’Actuel, dans le salon de son patron Jean-François Bizot à l’occasion d’une conversation enfumée avec le musicien Ray Lema au tournant des années 1980. Dès 1981, Radio Nova devient le haut-parleur de cette déferlante musicale en provenance des quatre coins de la planète. Plus tard, Bintou Simporé et son émission dominicale Néo Géo arpente les contrées musicales les moins défrichées à un moment où les patrons de maisons de disques anglophones imposent l’étiquette de "World Music" pour mieux commercialiser ces productions qui ne trouvaient pas leur place dans les rayonnages des magasins. Foisonnantes et militantes, inclusives et festives, curieuses et irrévérencieuses, les musiques de la sono mondiale marquent un âge d’or du "vivre ensemble".

Urban Sounds

Quand le rap touche la scène française, le pays vient de porter la gauche au pouvoir. De Londres déferle à la même époque la vague punk, bien relayée par la presse française spécialisée, qui s’intéresse très peu au hip-hop new-yorkais. Le rap évoque alors tout au plus une technique de scansion modulée — “to rap” se traduit par “baratiner”, “jacter”. Fin novembre 1982, quelques jeunes Parisiens découvrent la réalité du rap américain lors du passage de la tournée New York City Rap au Bataclan. DJs, danseurs, rappers et graffeurs présentent la fraîcheur de leur maîtrise artistique. La troupe est menée par le maître du “beat” Afrika Bambaataa, fondateur de la Zulu Nation. L’opération, initiée par le journaliste Bernard Zekri, est médiatisée par Alain Maneval sur Europe 1. La jeunesse des artistes et leur implication est aux antipodes du professionnalisme intéressé. Issus de quartiers déshérités comme le Bronx, ils pratiquent leur art dans la rue. Et le vendredi soir, sur la piste du club Roxy.

Positif, à la différence du punk, le hip-hop revendique l’égalité raciale. Ainsi, les jeunes des quartiers où se concentre une forte population afro-descendante adoptent-ils rapidement ce mode d’expression. Leurs modèles s’expriment dans l’émission hebdomadaire Hip-Hop sur TF1. De 1984 à 1985, Sydney, transfuge de Radio 7, l’anime pendant 42 semaines, agrégeant un public adolescent, nombreux et passionné.

Des scènes underground parisiennes au succès du Rap des banlieues

Si, à ses débuts, le rap se diffuse dans certains lieux parisiens, au fur à mesure de sa médiatisation et de sa diffusion, il sort de ce cadre "underground", adopté notamment par les jeunes de quartiers populaires et des banlieues. Les acteurs du mouvement rap se structurent alors à l’américaine, autour du “posse”, groupe solidaire constitué dans une zone géographique restreinte. À Paris apparaissent Aktuel Force, Paris City Breakers (PCB) ou Atomic, au sein desquels se forment les futurs membres des groupes Assassin, Ministère A.M.E.R ou NTM. L’identification au territoire, au-delà du phénomène de bande, a pour conséquence une prise en compte du mouvement par les élus, institutions locales, et autres structures de l’éducation populaire.

En 1989, l’antenne française de la Zulu Nation, IZB (Incredible Zulu Boys), décline son acronyme en “Intégration des Zones Banlieusardes”. Un nom symptomatique du jeu entre mouvement hip-hop et institutions. Celles-ci vont multiplier leurs efforts pour intégrer danseurs et graffeurs dans la création contemporaine, rendant visibles les jeunes rappers, mais tenant à distance toute parole trop subversive. En abordant la décennie 1990, le rap est mûr pour sa commercialisation, précisément au moment où s’opère une bascule en termes de représentation de ce mouvement musical. Le rap avec son nouvel ancrage territorial revendiqué est désigné comme un des "porte-voix" médiatiques de la jeunesse des banlieues. Au tournant des années 1990, alors que les pouvoirs publics s’efforcent de répondre aux problèmes socio-économiques que rencontrent les populations qui habitent dans les banlieues, cette scène artistique qui associe danse, musique et arts visuels est particulièrement mise en avant à travers la promotion de ce que l’on nomme les "cultures urbaines".

Les nouvelles scènes urbaines anglaises

Au milieu des années 1980, un courant musical original se démarque des autres mouvements à la mode. L’Acid-house, référence explicite à une nouvelle drogue en vogue, est un sous-genre typiquement britannique de la musique house, une musique électronique qui naît dans les friches industrielles de Détroit ou de Chicago, aux États-Unis. Cette musique est d’abord diffusée dans certains clubs de Londres et de Manchester, tels le Trip ou la célèbre Hacienda, avant de prendre de l’ampleur dans le cadre de Rave party, grands rassemblements ouverts à tous, en périphérie des villes. Au cours de ces fêtes géantes, à l’image du sound-system dont ils s’inspirent, la musique est diffusée grâce à d’importants dispositifs sonores, le DJ joue également un rôle d’animateur. L’un des premiers succès de cette musique est composé par un jeune britannique d’origine jamaïcaine, A Guy Called Gerald, amateur de hip-hop et de house, il imagine des rythmiques nouvelles en effectuant des "collages" de morceaux musicaux. La chanson intitulée Voodoo Ray, sera l’une des meilleures ventes de l’année 1989 en Grande-Bretagne.

Malgré l’étroite surveillance des autorités et les échos médiatiques critiques, ce style connait un vrai succès et de nouvelle forme émerge au début des années 1990, tels la musique Jungle, qui puise ses origines dans le reggae et le hip-hop. Certains musiciens de la vague house vont tenter d’autres expériences musicales, mixant musique dub, rock et banghra (musique traditionnelle indienne), comme le groupe londonien Asian Dub Foundation.  Parallèlement à ce mouvement de fond, la musique britannique explore bien d’autres voies tels que R’n’B, mélange de hip hop, soul et rhythm and blues, dont l’un des représentant emblématiques est le groupe Soul II soul. Constitué du DJ Jazzie B et de la chanteuse Caron Wheeler, ce duo connait de nombreux succès à la fin des années 1980 et des années 1990.