Éditorial

Poser pour la liberté

Des mots et des images pour témoigner de l’exil scientifique forcé

commissaire de l’exposition à la Cité du design et coordinatrice du hors-série, professeure de science politique, université Paris Nanterre/Institut des sciences sociales du politique, Fellow Institut Convergences Migrations

La restriction de la liberté académique[1] est un signe avant-coureur des démocraties en péril. Des universitaires sont menacés, censurés, harcelés, limogés, emprisonnés, torturés, exécutés en raison de leurs recherches ou parce qu’ils expriment librement leur opinion. Celles et ceux qui participent à cette publication et à l’exposition Poser pour la liberté à la Cité du design en 2021 en ont fait la cruelle expérience. Ils ont été forcés de s’exiler. Certains viennent de régions où la population est déplacée en raison de persécutions, de conflits armés, de violences ou de violations des droits de l’homme, comme en République arabe syrienne, en Irak, en Afghanistan, au Yémen… D’autres sont devenus la cible de régimes autoritaires, comme le sont par ailleurs des artistes, des intellectuels ou des militants, hier, au Chili ou en Uruguay, aujourd’hui, en Turquie ou en Chine. Mais ces situations ne sont pas exclusives. Ainsi, en août 2015, l’archéologue Khaled al-Assad, alors âgé de 82 ans et qui avait dirigé le département des antiquités de Palmyre (Syrie) pendant une quarantaine d’années, a été torturé puis exécuté publiquement sur ce site par l’État islamique ; le temple de Baalshamin a été détruit à la suite par des explosifs. Une attaque terroriste sur le site de l’université de Kaboul (Afghanistan), le lundi 2 novembre 2020, a tué 35 personnes et blessé 50 autres.

L’histoire des réfugiés émaille notre imaginaire, le plus souvent de manière éruptive. Ainsi en est-il de ces images de populations entières fuyant des conflits, des guerres ou des catastrophes climatiques. En 2020, le Haut-Commissariat aux réfugiés (UNHCR) recense 79,5 millions de personnes dans le monde ayant été forcées de fuir leur foyer ou « déracinées ». Face à ces chiffres vertigineux, en hausse constante, le cas des universitaires et des scientifiques contraints à l’exil peut sembler anecdotique. Pourtant, leur contribution est significative pour la mémoire des diasporas ou la production scientifique sur leur région, tant pour les sociétés d’accueil que pour leur pays. Dire et exposer contribue à témoigner de leur histoire spécifique semée de terreurs et de survie. Alors qu’ils participent au monde transnational de la science, du fait des guerres ou du joug autoritaire, ils sont devenus, malgré eux, des « scientifiques en danger[2] ».

Le parcours de l’exposition conçue pour la Cité du design comme les textes rassemblés ici sont scandés par plusieurs étapes, depuis l’histoire du refuge scientifique à la solidarité en actes. Pour comprendre ces exils dans un temps long, la revue ouvre sur des notices biographiques[3]. Nous avons colligé à la suite de ces rappels historiques 39 témoignages et portraits réalisés dans le cadre du projet photographique mené avec Pierre-Jérôme Adjedj, Regards sur les exils scientifiques contraints d’hier et d’aujourd’hui (voir encadré), de scientifiques d’Afghanistan, du Burundi, du Cameroun, de Chine, du Chili, des Comores, de République démocratique du Congo, d’Irak, du Mali, d’Ouzbékistan, de Syrie, du Togo, de Turquie, d’Uruguay ou du Venezuela.

L’histoire du refuge scientifique, entre histoire glorieuse et invisibilité

Des récits épiques associent l’histoire de l’exil forcé au XXe siècle à des noms célèbres, tels Albert Einstein ou Hannah Arendt, tous deux fuyant l’Allemagne nazie et acquérant une notoriété aux États-Unis. Mais n’oublions pas qu’Arendt, venue en France dès 1933, a été internée en 1940 au camp de Gurs pour les apatrides, avant de réussir à s’enfuir au Portugal pour ensuite rejoindre New York. Norbert Elias, sa thèse tout juste soutenue en 1933 à Breslau, fuit tout d’abord en Suisse, puis à Paris – il y subsistera en tenant un magasin de jouets en bois – et, enfin, en Angleterre en 1935. Là, il sera secouru par un comité d’assistance aux réfugiés juifs pour y poursuivre ses recherches. Dans la revue sont présentés deux physiciens, l’Allemand Fritz London et le Hongrois Laszlo Tisza. Ils ont fait une découverte scientifique majeure alors qu’ils étaient accueillis au Collège de France avec l’appui du Comité français pour l’accueil et l’organisation du travail des savants étrangers.

Les exils et le refuge scientifiques ont été cependant antérieurs à cette période. Si le nombre d’exilés politiques du XIXe siècle est relativement circonscrit, la Première Guerre mondiale entraîne des déplacements forcés de populations victimes des conflits ou des nouveaux régimes, ainsi que des recompositions territoriales à leur suite. Dès la pénétration en 1914 de l’armée allemande sur le territoire belge, la Sorbonne, comme l’université de Cambridge, offre refuge aux universitaires et étudiants belges[4]. Rares furent les Arméniens qui, comme l’ethnomusicologue, professeur et révérend père Komitas, parvinrent à échapper au génocide. C’est dans ce contexte que naissent des structures internationales spécialisées, comme le Haut-Commissariat pour les réfugiés russes (1921), instituant tout d’abord une classification en catégories « nationales[5] ». Comme l’illustre la biographie de Georges Gurvitch, personnalité de premier plan dans la sociologie française, reflétant celle de centaines de milliers de réfugiés russes qui ont fui la Révolution et la guerre civile. Nombre d’universitaires exilés se sont engagés dans l’accueil de leurs compatriotes, comme Alexandre Choulguine à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) où il dirigea dans la dernière décennie de sa vie la section dédiée aux réfugiés ukrainiens.

Ce ne sont que quelques noms parmi des milliers d’autres, venus de toutes les régions du monde tout au long du siècle dernier, qui ont été accueillis en France pour leurs études, continuer ou parfois recommencer une vie académique. Un autre exemple nous est donné pour la période d’après-guerre à travers l’itinéraire de Constantin Tsoukalas, exilé grec au temps des colonels, devenu député de la gauche en 2015.

La France a ratifié en 1971 la Convention de New York dite de Bellagio qui marque le tournant de la mondialisation du statut de réfugié. Elle ouvre l’application de la Convention de Genève aux réfugiés du monde entier. Si les régimes autoritaires est- et sud-européens restent une cause durable de migrations forcées, la France accueille désormais en nombre des exilés non-européens fuyant les guerres et les dictatures. Parmi eux, des universitaires en provenance d’Amérique latine ou du Vietnam. Le récit d’un philosophe sud-vietnamien – ballotté entre Louvain, Kinshasa et Lille – raconte comment l’Université catholique lui offrit une carrière quand tant d’autres institutions ne reconnaissaient pas ses diplômes. Tous ne trouvèrent pas de place dans les établissements français, comme Patrice Yengo, universitaire du Congo-Brazzaville.

Début des portraits et témoignages

L’exposition débute avec le portrait d’un biologiste uruguayen venu en France en 1976 et reparti à Montevideo pour contribuer à la reconstruction de l’université lors du retour de la démocratie. D’autres sont restés et ont fondé une famille. Comme ce réfugié chilien arrivé à Bordeaux en 1977 dont la fille née en France fait résonner pour nous les bribes de cette mémoire. Le fonds d’archives sonores de La contemporaine conserve l’enregistrement d’un concert interprété par les prisonniers du camp Chacabuco, en plein désert d’Atacama, auquel son père avait participé.

Les dangers contemporains s’apparentent tristement à ces histoires. Des collègues de la Turquie disent leur mort civile suite à la purge massive dans les universités en 2016 et leur interdiction concomitante de travailler ou de sortir du pays, ce qui n’est pas sans rappeler la fermeture des universités uruguayennes en 1973. D’autres voient leurs lieux de travail ou leurs maisons détruites, dans le Xinjiang comme à Alep. Tous dénoncent les violations graves des droits de l’homme par des régimes oppressifs ne tolérant pas la liberté d’opinion, de la République démocratique du Congo au Venezuela. Des témoignages contemporains de scientifiques ouïghours ou chinois n’ont pas été publiés pour des raisons de sécurité. L’article sur la liberté académique en Chine explique comment la répression qui s’y joue se répercute jusqu’à nos universités en Europe.

Les spécificités de la profession académique

Après avoir échappé aux dangers sur place, ils doivent ensuite surmonter les obstacles de la vie universitaire dans le pays du refuge. En effet, la temporalité du marché académique ne ressemble pas à celle des autres professions hautement qualifiées. L’entrée dans la carrière se fait après l’obtention d’un doctorat, soit entre huit ans et douze ans d’études, et, pour les grades les plus élevés, un autre diplôme après le doctorat, un concours ou des années d’enseignement. La vie universitaire étant scindée en année, les recrutements se font plusieurs mois avant l’ouverture des cours. De plus, la reconnaissance des diplômes et la validation des acquis ne sont pas automatiques d’un pays à l’autre. Le ralentissement ou l’arrêt momentané des publications et des activités d’enseignement dévaluent rapidement les curriculums.

Les reconversions sur le marché de l’emploi varient en fonction des disciplines académiques et des compétences recherchées dans le secteur privé. Si certains trouvent un emploi en deux ans, comme ce physicien des matériaux expérimenté dans une école d’ingénieurs, nombreux sont ceux qui doivent repartir de zéro ou changer aussi souvent de sujet de recherche que de lieux d’exil – tel ce chimiste passé de la synthèse des pyrroles à la distillation des fleurs d’ylang-ylang, puis aux molécules actives contre le cancer. Comme le constate une accueillante, leur intégration au sein du monde académique français et européen montre à quel point la question linguistique se pose de manière spécifique, complexe et le plus souvent douloureuse pour les chercheurs en danger. Même les francophones crient leur douleur à vivre « au-dessous du seuil de leur réalité » et le plus souvent dans la précarité suite à ces déplacements brusques.

Témoigner

Ils sont nombreux à dire leur volonté de témoigner sur ce qu’ils ont subi et vu dans leur pays. Un chercheur irakien a tenu un blog, Mosul Eye, sur les exactions de l’État islamique et mis ainsi sa vie en péril. L’effroi se lit encore dans son regard au moment de la photographie. Aujourd’hui entre la France et les États-Unis, il contribue à la reconstruction physique de sa ville, mais aussi à celle du récit de son histoire et de sa diversité détruite par les terroristes.

Leur participation à ce projet s’apparente à un acte de résistance et de solidarité pour leurs collègues retenus dans leur pays. Mais leurs peurs perdurent ici aussi – raison pour laquelle certains ont choisi l’anonymat. L’ambivalence se lit dans le geste de ce chercheur qui protège son visage avec un poing tendu, autant par crainte que pour exprimer le désir de combattre toute forme d’oppression. Des universitaires français font à leur tour des missions de solidarité en Turquie en assistant aux procès des universitaires pour la Paix. Ils se mobilisent, avec des artistes et d’autres citoyens, pour alerter sur le sort des « prisonniers scientifiques » dans le monde, en particulier en Iran.

La solidarité en actes

Permettre à des scientifiques de trouver refuge, c’est aussi leur permettre de maintenir une activité académique. Au début du XXIe siècle, les attaques envers la liberté académique se diversifiant, les programmes d’accueil se sont transformés d’un régime ad hoc de l’asile vers un régime universel de protection pour les « universitaires en danger » (scholar at risk)[6]. Ainsi, l’Institute of International Education (IIE) américain porte secours, depuis 1919, à des universitaires collectivement menacés, au gré des vagues « nationales » de répression dans le monde, grâce à des dispositifs ciblés, du premier Fonds des étudiants russes (1921-1933) à l’Aide aux Balkans (1999-2000). En 2002, l’Institut s’associe au réseau Scholars at Risk Network (SAR) pour créer un fonds permanent pour les chercheurs en danger (IIE-SRF)[7]. Celui-ci a octroyé des bourses à 879 universitaires menacés et déplacés (threatened and displaced scholars) de 60 pays en partenariat avec 422 institutions d’accueil dans 47 pays. Il faut souligner que, pour la seule année 2019, ce sont 200 universitaires qui ont été aidés par ce programme.

De même, en Europe, des programmes avec une destination similaire ont été créés avec une envergure nationale, tels la Philipp Schwartz Initiative en Allemagne ou, en France, le Programme d’accueil en urgence des scientifiques en exil (PAUSE) – qui est le partenaire de cette publication et de cette exposition. Celui-ci a contribué à l’accueil de la plupart des auteurs dans la revue, avec l’engagement des universités. C’est pourquoi les voix des « accompagnants » sont mêlées au dispositif photographique comme aux récits pour rappeler que l’arrivée dans un établissement d’enseignement supérieur suppose toujours une invitation – ce qui différencie leur parcours de celui d’autres migrants.

La science n’existe pas hors des échanges internationaux, pas plus qu’elle ne s’exonère de ses conditions matérielles de création. C’est le douloureux paradoxe qu’éprouve le monde de la science lorsque des régimes autoritaires sont dérangés par la liberté de pensée. Quand la censure s’exerce, les scientifiques ne peuvent plus se déplacer, s’exprimer, publier. Collègues dans notre monde d’hier, ils deviennent subitement des travailleurs réfugiés. Pris dans la dialectique de la reconnaissance universitaire et de leur nouvelle condition, ils ne souhaitent pas se distinguer des autres. Ils témoignent avec courage et dignité pour leurs compagnons d’infortune. En acceptant de participer à ce projet et de nous offrir leurs portraits miroirs, ce sont eux qui ont la générosité de nous accueillir dans leur monde[8].

 


[1]« La liberté d’enseignement et de discussion en dehors de toute contrainte doctrinale, la liberté d’effectuer des recherches et d’en diffuser et publier les résultats, le droit d’exprimer librement leur opinion sur l’établissement ou le système au sein duquel ils travaillent, le droit de ne pas être soumis à la censure institutionnelle et celui de participer librement aux activités d’organisations professionnelles ou d’organisations académiques représentatives » (Unesco, Recommandation, 1997).

[2]Sur les catégorisations, Michel Agier, Anne-Virginie Madeira, Définir les réfugiés, Paris, PUF, 2017 ; Karen Akoka, L’asile et l’exil. Une histoire de la distinction réfugiés/migrants, Paris, La Découverte, 2020.

[3]Le travail photographique s’inscrit dans un projet scientifique sur l’asile et le refuge au XXe siècle, associant des collègues français et étrangers, dont les auteures des biographies de la première partie de cet ouvrage.

[4]Voir Guillaume Tronchet, « L’accueil des étudiants réfugiés au XXe siècle. Un chantier d’histoire globale », in Monde(s), n° 15, 2019, pp. 93-116.

[5] Dzovinar Kévonian, Réfugiés et diplomatie humanitaire. Les acteurs européens et la scène proche-orientale pendant l’entre-deux-guerres, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004.

[6]Voir notre article, Pascale Laborier, « Academic migration and “rescue” programs: Between specific and universal integration models », in Ralf Roth, Asli Vatansever (dir.), Scientific Freedom under Attack: Political Oppression, Structural Challenges, and Intellectual Resistance in Modern and Contemporary History, Francfort/New York, Campus Verlag, 2021, pp. 157‑172.

[7] Le comité britannique, le Council for Assisting Refugee Academics (CARA), transforme en 2014 sa dénomination tout en gardant le même acronyme : Council for At-Risk Academics. Voir Shula Marks, Paul Weindling, Laura Wintour (dir.), In Defence of Learning: The Plight, Persecution, and Placement of Academic Refugees, 1933-1980s, Oxford/New York, Oxford University Press for the British Academy, 2011.

[8] Nos remerciements vont tout d’abord aux 50 personnes photographiées. Notre projet avec Pierre-Jérôme Adjedj n’aurait tout simplement pas été possible sans l’engagement quotidien à nos côtés de Laura Lohéac et d’Amaryllis Quezada (PAUSE). Les collègues de la Cité du design et de l’équipe d’Hommes & Migrations lui ont offert une nouvelle dimension grâce à leurs réalisations. Enfin, colliger tous ces témoignages a nécessité un travail rédactionnel et humain important pour lequel Abigail Gérard m’a assistée, ainsi qu’Amaryllis Quezada, auxquelles s’est ajoutée la relecture vigilante de Marie-Christine Cerisier-Struk.