Focus

3Focus : L’insaisissable photographique

de Mathieu Pernot
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Photo J Leonard - slide

Stupéfaction

L’iconographie photographique des Tsiganes pourrait constituer un chapitre à part dans l’histoire du médium. On y trouverait des pratiques policières ou scientifiques relevant autant d’une volonté de contrôle que d’une fascination qui a neutralisé l’objet même de ces photographies. À l’autre extrémité des usages scientifiques se trouvent ceux des artistes qui, à leur tour stupéfiés, opèrent un véritable retournement dans leur pratique. Photographier ces familles expose les auteurs au péril des clichés les plus surfaits, mais peut aussi les amener à se défaire de l’académisme de leur pratique. Au début des années 1930, Lázló Moholy-Nagy met de côté ses photogrammes d’avant-garde pour filmer en toute simplicité la vie d’un groupe de Tsiganes à Berlin, alors qu’un photographe de presse, André Zucca, met en scène tous les stéréotypes de la Bohémienne dans son studio. Après 1945, Robert Doisneau s’aventure à une pratique documentaire proche de l’ethnographie face aux Roms de Montreuil, tandis que Lucien Clergue se fait l’archiviste des familles gitanes de la région d’Arles. Le face-à-face avec ces communautés semble induire un pas de côté dans l’œuvre des artistes. Il convient dès lors de s’interroger sur les raisons de ce basculement constaté chez bon nombre de photographes.

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Photo : André Kertesz.jpg
Famille de gitans près de la porte de Vanves. Photo : André Kertész © donation André Kertész ; Médiathèque de l'architecture et du patrimoine - RMN-Grand Palais

La rencontre entre ces sujets et le photographe semble produire une forme de retournement du regard, comme si le point de contact entre l’un et l’autre produisait un objet iconographique insaisissable. Les familles désarment, désorientent et opèrent une forme de déterritorialisation du point de vue des photographes. La bonne aventure devient aussi celle de la photographie et les nombreuses images de Bohémiennes lisant l’avenir dans le creux de la main révèlent cette envie de capter l’irreprésentable et de voir un réel qui serait invisible pour les autres. Ainsi André Kertész photographie, dans les années 1930, une étrange mise en scène avec une élégante femme vêtue de noir offrant sa main gauche à une jeune Bohémienne. Les deux femmes sont entourées d’une joyeuse bande d’enfants occupés à d’autres activités. Une petite fille cherche dans le sol quelque trésor, alors qu’un garçon, peut-être son frère, a le visage tourné vers le photographe sans pour autant le regarder. Deux enfants plus âgés chahutent et une jeune fille demeure attentive à la séance des lignes de la main, profitant sans doute de l’occasion pour voir et apprendre les techniques de prédiction. La présence d’un immeuble au deuxième plan nous indique que nous sommes dans la Zone, à la frontière des champs, où les deux roulottes sont stationnées. La dame habillée en noir est probablement Elisabeth Saly, épouse d’André Kertész. Elle devient ici le trait d’union entre deux mondes qui cohabitent le temps de la photographie.

Photogadjégraphes

Le constat doit être fait que les photographes ayant produit une iconographie photographique des Tsiganes sont presque tous des Gadjé n’appartenant pas aux communautés et produisant sur elle un regard qui leur est étranger. Ces opérateurs, les “photogadjégraphes”, donnent à voir ce qu’ils ne connaissent probablement pas et ce que les Tsiganes eux-mêmes ne reconnaîtront peut-être pas. Les Tsiganes sont-ils d’ailleurs acteurs de ces images ou subissent-ils un regard porté, bien souvent lourd de préjugés ? La représentation de soi et l’image donnée aux autres constituent-elles un enjeu important au sein même de ces communautés ?

S’interroger sur ce point, c’est prendre le risque d’avoir un discours global et réducteur sur ce que serait la réalité collective d’une communauté homogène dans son rapport à l’image, alors qu’il ne faudrait convoquer que la singularité de chacun des groupes, des familles et des individus. Il convient néanmoins de s’interroger sur cette spécificité “extracommunautaire” des photographes produisant des images faisant discours et ayant trouvé leur place dans l’histoire officielle du médium. Il serait tentant de répondre qu’il y aurait une forme de contradiction ontologique entre la vie supposée nomade des familles et l’art de fixer que constitue la photographie. Ces familles refuseraient de se laisser enfermer dans la rigidité inamovible du cadre visuel, préférant la pratique d’un art sonore éphémère tel que la musique. Il existe pourtant des archives familiales et une pratique photographique du médium dans ces communautés. L’écrivain tsigane Matéo Maximoff a ainsi réalisé de nombreux reportages sur des missions évangéliques et à l’occasion de voyages à l’étranger, pendant lesquels il photographiait d’autres réalités des mondes tsiganes. Son travail témoigne de la possibilité d’une pratique de ce médium à l’intérieur même des communautés et ne représente vraisemblablement qu’un fragment d’une pratique ancienne et méconnue. Aujourd’hui, à l’heure de la démocratisation des outils de communication, les familles réalisent avec leur téléphone portable les mêmes images que celles que l’on peut observer dans les autres franges de la société. Ces images, qui ont avant tout un usage familial, ne sortent pas du cadre privé. Elles permettent de garder les souvenirs de l’enfant chéri, d’immortaliser les défunts et les moments importants de la vie. Elles peuvent s’échanger entre membres d’une même communauté, mais ne sortent pas des familles qui en sont à la fois les sujets et les gardiens. Bien souvent, elles ne survivent pas à la disparition de la personne qu’elles représentent et ne sont pas là pour établir une vérité adressée à l’extérieur ou une représentation faisant discours et autorité.

Lors des différentes rencontres que j’ai pu faire avec des groupes apparentés à ces communautés, j’ai constaté qu’ils étaient très peu soucieux de la façon de se nommer et de se désigner. Plutôt que de se définir comme les membres d’une entité commune qui se donnerait à voir d’un seul point de vue, les individus se désignent plutôt par ce qu’ils ne sont pas. Avant toute chose, ils ne sont pas des Gadjé. Ils incarnent un ailleurs, dont le récit n’est pas écrit et dans lequel aucune image ni aucun texte ne serait collectivement revendiqué. L’origine de la langue, l’histoire des modes de vie ou des métiers pratiqués ne semblent pas être des sujets de conversation ou des objets de représentation. Ils vivent ce qu’ils sont, sans vouloir en donner une représentation. Ils sont tout simplement ce que nous ne sommes pas dans un autre rapport au temps et à l’espace. Se désigner, se représenter, se donner à voir et à comprendre ne serait pas un enjeu de premier ordre. L’identité n’est pas figée et la pensée qui l’anime doit rester en mouvement. Si elle est bien visible, elle demeure indicible et irreprésentable.

Le photogadjégraphe devient alors celui qui va produire la représentation que le groupe n’a peut-être jamais souhaité donner. Dès lors, la photographie devient vite un jeu de dupes entre deux visions que tout oppose. Une représentation sédentaire, inscrivant et désignant une vision nomade qui se soustrait au cadre et à l’ordre établi du discours iconographique. Les Nomades, constitués ainsi par l’image, résistent à la photographie et celle-ci s’invente de nouvelles règles pour exister à leurs côtés.

Vivre avec, se marier

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Photo J Leonard
Jacques Léonard, Indalencio et La Anika, la veille de la Saint-Jean à la Bodéga © Jacques Léonard, archives famille Jacques Léonard

Il arrive aussi que la rencontre finisse bien et que le photographe décide de rester ou d’épouser la vie de ceux dont il garde la trace. Le plus célèbre d’entre eux, Joseph Koudelka, rencontre les Roms dans les années 1960 en Slovaquie alors qu’il est encore ingénieur aéronautique. Ses images témoignent de son mode de vie et de l’errance qui le conduisent à devenir un véritable apatride dans les années 1970. Au-delà de son évidente empathie pour son sujet et de sa présence dans les événements intimes et quelquefois tragiques de la vie du groupe, l’esthétique de ses images témoigne d’un point de vue de l’intérieur, comme si elles étaient réalisées par un Rom. La présence du grain, la brutalité de la composition, la dureté de la lumière confèrent à ces images le sentiment d’être un prolongement naturel de l’expérience vécue, loin de toute idée d’observation distancée. Ses images apparaissent comme le partage d’une expérience vécue du même côté de la barrière.

Jan Yoors connaît auprès d’un groupe de Roms lovara un destin digne d’un roman d’aventures, dont on a du mal à croire aujourd’hui qu’il ait pu exister. Il a douze ans lorsqu’il rencontre pour la première fois, en 1934, des familles venues installer leur campement à proximité de la maison de ses parents en Belgique. Durant plusieurs années, profitant de l’éducation très libérale de ses parents, il partage la moitié de son année à voyager avec ces familles qui feront de lui l’un des leurs. Yoors devient alors photographe et produit une série d’images où la complicité avec ses modèles et la joie de figurer ensemble dans l’image sautent aux yeux. Jacques Léonard, photographe fran- çais décide quant à lui de faire sa vie avec Rosario Amaya, Gitane de Barcelone qu’il rencontre en 1952 peu de temps après son installation définitive dans la capitale catalane. Rosario est une jeune femme qui pose comme modèle pour des artistes de la ville. Éperdument amoureux d’elle, Jacques Léonard la photographie dans les quartiers gitans de Barcelone avec sa famille. Les fêtes, le flamenco, mais aussi le quotidien d’une famille se révèlent sous le regard de celui qui est devenu “Payo Chac”. Le couple a deux enfants et s’installe dans le quartier de la Mina après le démantèlement des bidonvilles de la cité. Son travail est reconnu tardivement, mais constitue l’un des témoignages les plus importants sur la communauté gitane de Barcelone.

Devenir Gitan

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Carte postale expo tsiganes
Visiteurs de foire derrière des décors peints, vers 1920 - 1930 © Musée national de l’histoire et des cultures de l’immigration

Au-delà de ces expériences photographiques particulières demeure cette fascination collective et populaire pour ces communautés qui n’ont pas fini de dévoiler leur part de mystère. Ce que nous révèlent ces images est la part de fantasmes, de rêves et d’illusions qu’elles projettent dans l’imaginaire du regardeur. Le paradoxe de ces photographies se trouve dans le renversement qu’elles opèrent et dans le fait qu’elles nous en disent probablement plus sur la nature du regard des spectateurs que sur la réalité des familles représentées. Les Tsiganes, pleinement conscients de la curiosité qu’ils éveillent, nous renvoient aux yeux cette évidence : “Vous ne voyez rien, mais nous vous regardons nous observer.” Le sens du regard se retourne, la photographie n’a pas fixé le mouvement des Nomades, alors qu’eux n’ont pas cessé de nous fixer du regard et de nous interroger dans notre manière de les appréhender. En se laissant photographier, ils nous révèlent ce que nous ne sommes pas en mettant en scène un monde qui se rêverait tsigane. Le mode de vie des familles a constitué une inspiration profonde bien au- delà des communautés d’artistes se revendiquant de la Bohème. Si les déguisements d’Andalouses ou de Bohémiennes figurent en bonne place parmi les accoutrements possibles de la fête déguisée, il existe aussi la tradition des innombrables cavalcades où les familles défilent et nomadisent dans une caravane improvisée le temps de la fête. La roulotte devient alors le décor mobile d’un monde sédentaire rêvant de se mettre en mouvement.

Un jour, le monde deviendra peut-être tsigane bien au-delà du carnaval. Ce jour-là, la photographie, trait d’union entre ces deux réels, n’existera plus et les Tsiganes disparaîtront d’un monde dont ils ne pourront plus se différencier. La photographie aura alors perdu son plus beau sujet et l’objet même de son existence : donner à voir l’insaisissable.

Cette page est tirée d'un article de Mathieu Pernot publié dans le catalogue de l'exposition, Mondes tsiganes, Une histoire phototgraphique (1860-1980), Musée national de l'histoire de l'immigration/Actes Sud, 2018

A lire également : Les Gorgan 1998-2015,  Mathieu Pernot, Editions Xavier Barral, 2017