Focus

1Focus : Dans le sillage des images du monde

par Adèle Sutre

L’arrivée ou le départ de groupes identifiés comme tsiganes au cours de la première moitié du XXe siècle fascine les photographes. Chacun de leurs mouvements donne lieu à une profusion d’images.

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Carte postale expo tsiganes - slide

L’itinéraire photographique d’une famille à travers l’Europe

Au tournant du siècle, une famille de chaudronniers tsiganes originaires d’Autriche-Hongrie parcourt l’Europe. Se présentant sous le nom de Ciuron, elle constitue un objet de fascination et est, à ce titre, maintes fois photographiée. Après un séjour en Italie en 1906, elle arrive en France et s’installe à Nancy à la fin du mois d’octobre 1907. Leur campement attire les curieux. Peintres et photographes s’y précipitent. Une série de cartes postales est éditée à cette occasion. Après un séjour en Belgique, les Ciuron reviennent en France. Au mois de septembre 1909, ils s’installent à Rennes où la brigade mobile de Nantes les photographie. Plusieurs clichés sont également réalisés par des photographes amateurs. La presse signale un spectacle “particulièrement intéressant et peu banal”, qui attire un grand nombre de curieux qui se pressent autour des tentes où “l’or abonde au point que les femmes se parent de colliers faits de louis d’or de cent francs” (L’Ouest éclair, 17 septembre 1909).

En novembre, une partie du groupe s’installe à Angers et de nombreuses photographies sont prises par des curieux venus visiter le campement. Les Ciuron sont signalés en Italie en 1910. En 1911, ils débarquent en Angleterre en provenance de Marseille et font la joie des membres de la Gypsy Lore Society qui leur rendent visite quotidiennement, prennent quantité de notes et font des photographies conservées dans plusieurs albums déposés depuis à la bibliothèque de l’université de Liverpool.

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Carte postale de Vic Arracourt
Carte postale de Romanichels refoulés ou expulsés à la frontière « A cheval sur la frontière », vers 1900 – 1914 © Collection particulière

En l’espace de quelques années, les Ciuron se trouvent à l’origine de plus d’une centaine de photographies, par le simple fait de voyager à travers l’Europe. Ils sont loin de constituer un cas unique. Simples curieux, reporters, photographes amateurs et professionnels immortalisent le passage de nombreuses familles tsiganes. Saisies “au passage”, celles-ci deviennent les figures par excellence du franchissement. Ce n’est pas autre chose que nous montrent les cartes postales savamment mises en scène de familles “à cheval sur la frontière”. Ainsi, la série de cartes de Vic-Arracourt éditée en français et en allemand montre une famille tsigane posant de part et d’autre d’une borne frontière entre la France et l’Allemagne.

Toutes ces photographies circulent dans la sphère publique et participent à la construction d’une certaine image des mondes tsiganes. On les retrouve dans des albums de famille, des magazines, des journaux ou sur des cartes postales. Cette circulation, plus ou moins maîtrisée par les auteurs des images, esquisse une figure à géométrie variable de la catégorie “tsigane” où la dimension visuelle est primordiale.

L’art de la mise en scène de soi

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Carte postale expo tsiganes
Carte portale de l’exposition des Tcherkesses caucasiens au Jardin d’acclimatation à Paris, 1913 © Collection privée

La plupart des familles sont habituées à être l’objet de toutes les attentions photographiques et il pourrait être tentant de ne les envisager que comme captives d’un regard extérieur. Les cartes postales éditées en 1913 lors de l’exposition des Tcherkesses au Jardin d’acclimatation de Paris sont particulièrement éclairantes à ce sujet. Un coup d’œil rapide les classe dans la série des images de “zoos humains”, ces exhibitions d’êtres humains qui rencontrèrent un grand succès au cours de la première moitié du XXe siècle. Sans nier cet aspect, il est toutefois intéressant de renverser la perspective et d’observer ces images du point de vue des familles elles-mêmes. Plutôt que prisonnières d’un regard, elles semblent en fait maîtresses de la situation, ayant fait de la présentation de soi une spécialisation professionnelle. Matéo Maximoff évoque cet épisode de l’histoire familiale dans l’un de ses romans : “On nous a conduits dans un endroit appelé le Jardin d’acclimatation. Il y avait là des animaux de toutes sortes ; c’était un zoo. Au fond, il y avait également un parc d’attractions, avec de vastes hangars entourés de palissades ; c’est là que nous avons installé nos roulottes et nos tentes. Dans les autres hangars, il y avait d’autres gens appartenant à des peuples d’Asie ou d’Afrique, et tous les jours, surtout quand il faisait chaud, des milliers de visiteurs venaient nous voir. En payant bien entendu. Les recettes étaient partagées entre les organisateurs et nous. Il y avait aussi une baraque dans laquelle nos femmes lisaient les lignes de la main. Dans un autre coin, nos marteaux résonnaient sur nos enclumes et nos forges primitives restaient toujours allumées. La belle vie, quoi !” (Matéo Maximoff, Dites-le avec des pleurs, Romainville, 1990)

Certaines familles se spécialisent ainsi dans l’art du spectacle et deviennent expertes dans la mise en scène de soi et la façon de se présenter aux autres. Ce savoir-faire constitue à la fois une manière d’être au monde et une façon de négocier sa présence en fonction des circonstances. De la même manière, les Ciuron exploitent la fascination qu’ils suscitent par leur apparence et leurs manières d’être. En 1910, certains d’entre eux donnent un spectacle de danse et de musique au Passage-Panoptikum de Berlin, musée où l’on peut assister à toutes sortes de divertissements. Sachant tirer parti du regard qui est posé sur eux, les Ciuron font visiter leurs campements aux curieux contre un droit d’entrée. Les photographies des albums de la Gypsy Lore Society montrent des visiteurs à Liverpool en 1911, qui observent les hommes en train de discuter ou les femmes faisant la lessive. Cette mise en scène s’impose en réalité comme le produit d’une habile négociation de leur image et de leur présence. Parce qu’ils suscitent la curiosité, ils ne sont plus indésirables mais deviennent une attraction pour la population locale. De plus, cette pratique peu onéreuse s’avère très lucrative. À Mitcham dans la banlieue londonienne, ils gagnent quinze livres en un seul dimanche. En plus du droit d’entrée, ils acceptent de se faire photographier en échange d’une rétribution. Ils peuvent aussi poser de manière plus formelle, en studio.

L’entrelacement de la réalité et des représentations

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Carte postale expo tsiganes
Carte portale de l’exposition des Tcherkesses caucasiens au Jardin d’acclimatation à Paris, 1913 © Collection privée

Les images produites sont bien souvent fantasmées, influencées par un imaginaire profondément inscrit dans les cultures savantes et populaires, mais elles ne sont jamais totalement déconnectées de la réalité. Elles se conjuguent aux rencontres réelles et tissent ainsi une véritable “culture de contact”. Et si l’on s’attache à restituer l’histoire de ces images et le contexte de leur prise de vue, on découvre bien souvent des individus qui ne sont pas prisonniers du regard qui est porté sur eux, mais plutôt qui participent à son élaboration et en jouent, avec plus ou moins d’adresse. L’image est avant tout trace d’une rencontre, d’une réflexion, d’une sélection d’éléments et de la dissimulation d’autres, et ce des deux côtés de l’objectif.

Les familles tsiganes qui parcourent le monde laissent dans leur sillage une profusion d’images, autant de traces qui permettent de tirer les fils de leurs itinéraires et d’esquisser des façons d’être au monde. Preuves de la présence d’un groupe à un endroit et à un moment précis, ces images ne se limitent pas à une fonction de témoin. L’analyse historienne d’une photographie fait surgir des problématiques qui ne se réduisent pas à la singularité de l’image elle-même, mais qui interrogent plus largement son contexte et la réinsèrent dans une histoire plus vaste. Fernand Braudel évoque une soirée au Brésil où il est entouré par la “montée prodigieuse de lucioles phosphorescentes” : “Elles éclataient partout, sans arrêt, innombrables, en gerbes au sortir des taillis et des fossés de la route, comme autant de fusées, trop brèves pourtant pour éclairer le paysage avec netteté. Ainsi des événements, ces points de lumière. Au-delà de leur éclat plus ou moins vif, au-delà de leur propre histoire, tout le paysage environnant est à reconstituer.”  (Les ambitions de l’histoire, ed de Fallois, 1997)

Ainsi en est-il des photographies, l’analyse de ces “points de lumière” permet, “au-delà de leur propre histoire”, de restituer “tout le paysage environnant”. Pour l’historien, l’image ne se réduit pas à son cadre, elle se déploie au-delà de l’espace et du temps de sa production. Réintégrée dans des séries cohérentes et confrontée à l’horizon de temporalités multiples, elle livre les bribes d’histoires particulières à partir desquelles l’historien peut restituer la complexité des événements sans renoncer à la perspective de continuité incarnée par le discours historique. À partir de ces corpus foisonnants d’images, le récit historique donne alors forme à “des bribes d’histoire inintelligibles” (P. Ricœur, Temps et récits III, Seuil, 1985).

Cette page est tirée d'un article d'Adèle Sutre publié dans le catalogue de l'exposition, Mondes tsiganes, Une histoire phototgraphique (1860-1980), Musée national de l'histoire de l'immigration/Actes Sud, 2018