4Banlieues centrales

Des berges de Seine d'Argenteuil, qui avaient conquis les peintres impressionnistes, au Palacio d'Abraxas de Noisy-le-Grand, qui a séduit les équipes du film Hunger Games et des maisons de couture, les banlieues n'en finissent pas de fasciner. Cependant, la désindustrialisation du pays depuis les années 1970, les politiques successives de réaménagement urbain depuis les années 1980 et la gentrification induite par l'extension des grandes métropoles françaises depuis le début des années 2000 ont profondément remodelé le paysage, remettant en question la place des habitants des banlieues populaires qui ne sont pas devenus propriétaires.

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Ibrahim Meïté Sikely, Tête d'étoile, 2021.
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Courtesy de la Galerie Anne Barrault, Paris
Dans ce contexte, comment rendre compte de l'impermanence des lieues en faisant justices à celles et ceux qui les habitent ? Quels récits construire autour de, à partir de mais surtout avec elles et eux ?
Si des films grand public, des shootings de mode et des revues de presse à sensation ont dessiné depuis plusieurs décennies autour des banlieues des imaginaires souvent éloignés des réalités pragmatiques, il est apparu essentiel à quelques générations d'artistes et d'acteurs culturels de reprendre en main leurs propres récits et de donner à voir, à entendre et à ressentir d'autres vécus, plus intérieurs, banals et intimes.
Les pratiques réunis dans cette dernière section présentent autant de manières d'habiter le monde d'exprimer une nécessité intérieure et artistique et de lutter contre des clichés trop largement implantés dans l'inconscient collectif. En brisant les frontières traditionnelles entre centre et périphérie, ces nouvelles images ne demandent qu'à circuler plus encore.
Le grand déplacement
L'arrivée du train au milieu du 19e siècle marque la naissance des banlieues sous leur forme contemporaine. Permettant la séparation entre lieu de vie et lieu de travail, le rail et plus tard l'autoroute s'imposent comme des symboles de la modernité. La multiplication des modes de transport a modifié les déplacements et l'organisation de l'habitat, entraînant une forte croissance du périurbain, et transformant l'espace ainsi que les dynamiques de peuplement. Les transports restent aujourd'hui un enjeu majeur des politiques d'aménagement, tant pour faciliter les déplacements que pour répondre aux défis environnementaux et sanitaires.

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Vincent Migeat, Ligne D du RER parisien, 2000.
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© Vincent Migeat, Agence VU
Toutefois, la distance entre Paris et ses banlieues n'est pas uniquement kilométrique : elle est également sociale et imaginaire, comme le montrent avec humour et poésie les artistes présentés ici.
S'approprier la ville
La question du patrimoine est au cœur de nombreux projets de réaménagement urbain. En France, au fur et à mesure de la démolition des grands ensembles construits dans les années 1950 et 1970, remplacés par de nouveaux types d'habitation, et de l'extension des métropoles du pays, se pose la question : que faut-il remplacer et que faut-il conserver ?
Au-delà des démarches officielles de classement et d'inventaire du patrimoine, des formes non officielles de patrimoine émergent dans les espaces urbains. Sur les façades des chantiers et le long des terrains vagues, à l'intérieur des bâtiments délaissés, voire abandonnés, mais aussi en écho à ceux qui sont restés, des pratiques artistiques se déploient pour inventer de nouvelles façons de vivre et pour donner du sens à ces lieux.

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Willy Vainqueur, Fêtes et Forts (titre de la série) ; Fort d’Aubervilliers, Graffeur du collectif Bomb Squad 2 TCA, 1984. Collection du Musée national de l'histoire de l'immigration
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© EPPPD-MNHI

Georges Rousse, Sans titre (Villeurbanne), 1982.
Institut d'art contemporain de Villeurbanne © ADAGP, Paris, 2025
Que ce soit à travers le graffiti, l'urbex (exploration urbaine), la photographie ou la peinture, des artistes utilisent leurs outils - sprays, pinceaux et appareils photographiques - pour marquer l'espace public. Les œuvres de Guillaume Mathivet, qui peint sur des grillages, les paysages vitriotes emblématiques de Lassana Sarre, les anamorphoses secrètes de Georges Rousse, les GIF de Quentin Chaudat et Benjamin Laading, les interventions urbaines de Katre ou de Lek & Sowat, ou encore l'archéologie du futur d'Aleteïa sont autant de manières de transformer les villes par leurs interstices. Ce faisant, c'est la notion même de patrimoine qu'elles participent à construire avec leurs habitants.
L'art de se représenter
Depuis les années 1980, des émissions comme Enquête d'action ou Zone interdite, ainsi que des films comme La Haine ou Athéna ont souvent dépeint les banlieues
comme des lieux dangereux, associés à la violence et à la révolte. Ces territoires ont été réduits à des clichés, qualifiés de zones à nettoyer au karcher
par le ministre de l'Intérieur Nicolas Sarkozy en 2005, ou de no go zones
dangereuses à pénétrer, invisibilisant de ce fait les habitants de ces quartiers. Disparaissent ainsi dans le fracas médiatique des vies quotidiennes joliment banales, faites d'anecdotes personnelles et familiales autant que d'histoire collective et de logiques systémiques.

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Marvin Bonheur, 93e vague, Bondy, 2018.
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© Marvin Bonheur
De multiples voix s'attachent aujourd'hui à les raconter artistiquement. Nombreux sont les artistes et les initiatives culturelles qui viennent proposer des images de fierté et de réussite en réponse aux archétypes réducteurs et aux raccourcis. Que ces images prennent la forme de récits, de reportages photographiques ou de peintures, de lieux ou de manifestations festives et culturelles, elles s'attachent à montrer des visages et des trajectoires intimes bien éloignées des clichés. Ces propositions vont au-delà des contre-récits - qui seraient pensés en opposition avec les grands discours ayant fondé des stéréotypes vivaces : elles révèlent des aspects de la vie ordinaire qui se déploie dans ces lieux pluriels que cache le singulier de la notion de banlieue
. Elles sont une ode à la banalité de quotidiens souvent bien moins sensationnalistes que certaines voix voudraient le faire croire.
Studio de musique
Quand on prononce le mot banlieue
, le mot rap
vient souvent immédiatement à l'esprit. D'où vient cette identification, qui s'avère hâtive et inexacte quand on se penche quelques instants sur la question ? S'il est vrai que le rap français plonge ses racines dans les périphéries urbaines et les quartiers populaires, il ne représente pas le seul genre musical qui y soit produit ou écouté. Depuis l'avènement de l'enregistrement sonore, on chante la banlieue, ses paysages, les aventures que l'on peut y vivre... et on chante aussi depuis la banlieue, vers le monde qui écoute et qui se laisse surprendre par des vécus passés ailleurs sous silence. Tous les styles musicaux - la chanson réaliste, le rock, le punk, la variété, le rap - ont fait écho au vécu d'une grande partie de la population, qui peut enfin trouver là, dans la musique populaire, une image poétique qui la représente avec justesse.
Au travers de plus de cinq heures de musique soigneusement choisie, vous êtes invités à un voyage sonore au cœur de nos banlieues chéries...

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Studio de musique de l'exposition « Banlieues chéries »
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Photo : Quentin Chevrier © Palais de la Porte Dorée, avril 2025