Parcours

2Banlieues douces amères

Patrick Zachmann, Famille Ly, 1989

Le mot « banlieue » installé depuis le Moyen Âge dans la langue française, ne prend véritablement son sens géographique de périphérie urbaine qu'au 18e siècle. À partir de là, il se charge progressivement de toutes sortes de connotations sociopolitiques. La littérature s'en empare à partir de la deuxième moité du 19e siècle, sous les plumes notamment de Victor Hugo, d’Émile Zola, puis de Louis-Ferdinand Céline dans les années 1930. Au 20e siècle, les artistes, auteurs et autrices de diverses générations explorent les différentes strates de cette histoire très française des banlieues au pluriel.

Du patrimoine naturel ou boisé qui attira les peintres impressionnistes aux guinguettes dans lesquelles les urbains venaient se prélasser, des lieux de relégation aux immeubles collectifs ou à l'urbanisation rapide du tout-béton, les banlieues actuelles gardent les traces des vies et des pratiques qui continuent de s'y épanouir aujourd'hui, entre paradis perdu et nouvel eldorado.

Oeuvre Chorba Glacée de Neïla Czermak Itchi

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Neïla Czermak Ichti, Chorba Glacée, 2019. Acquisition 2024. Centre national des arts plastiques

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© Neïla Czermak Ichti / Cnap. Crédit photo Aurélien Mole

Douces banlieues

Sous l'Ancien Régime,  banlieue  désigne la campagne qui forme les environs d'une ville. Jusqu'au début du 20e siècle, le terme renvoie à des notions complexes et mal cernées d'alentours. C'est l'espace des maraichers qui nourrissent la bête urbaine, mais aussi le lieu des villégiatures princières puis bourgeoises, le refuge de personnes fuyant la vie citadine et la destination pour des promenades agréables. Avec la révolution industrielle, cet au-delà proche devient lieu de délassement à petits prix.

Tableau Argenteuil de Claude Monet

Claude Monet, Argenteuil, 1872. Paris, musée d'Orsay.

© GrandPalaisRmn (musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski

Dans La Banlieue, texte publié en 1878, Émile Zola décrit bien cette  campagne  dans laquelle les Parisiens viennent profiter d'une promenade dominicale, ces boucles de la Seine où les canotiers s'ébrouent et où les guinguettes fleurissent. Aujourd'hui, dans ces mêmes lieux, les fleurs doivent se frayer un chemin à travers le béton, mais les artistes, de Claude Monet à Rayane Mcirdi, continuent de chanter leurs couleurs.

La Zone

Photographie de la Zone par Louis Chifflot

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Louis Chifflot, La Zone, 1938. Collection du Musée national de l’histoire de l’immigration

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© EPPPD-MNHI

Dans son texte La Banlieue, Émile Zola parle de l'espace qui ceinture Paris, cette zone  sinistre et boueuse  qui se situe  entre les rues qui finissent et l'herbe qui commence . Véritable no man's land, la Zone tient son nom de la zone de tir de canon, bande de terre située au-devant des fortifications de Paris érigées au début des années 1840. Il était alors interdit de construire sur cet espace, appelé  glacis militaire , même après l'abandon de son usage militaire en 1871. Peu à peu, une population urbaine pauvre, délogée de Paris par la hausse des loyers sous le Second Empire, y rejoint des paysans chassés par l'exode rural. Ils y construisent des habitats de fortune.

Ces habitants surnommés  zoniers , puis  zonards  de façon péjorative, deviennent pour beaucoup le symbole de la pauvreté et de la précarité urbaine. Malgré de nombreux projets visant à transformer cet espace en  ceinture verte , les deux guerres mondiales empêchent leur réalisation. La Zone a fini par disparaitre pour faire place à une nouvelle séparation entre Paris et ses banlieues : le boulevard périphérique.

Découvrez le fonds photographique de la Zone dans les collections du Musée

Banlieues populaires

Les banlieues d'aujourd'hui naissent de l'expansion des grandes villes comme Paris et les métropoles françaises. À la fin du 19e siècle, le modèle urbain d'Haussmann considère la banlieue comme un espace à  coloniser , selon les journaux de l'époque. Ces espaces libres étaient destinés à accueillir ce dont la ville ne voulait pas : entrepôts, grandes usines, cimetières, hôpitaux, prisons, terres d'épandage, logements sociaux. Le paysage urbain se stratifie et se diversifie.

Photographie des bidonvilles de Nanterre par Jean Pottier

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Jean Pottier, La Folie, rue de la Garenne, série Bidonville de Nanterre, 1964. Collection du Musée national de l'histoire de l'immigration

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© EPPPD-MNHI

Photo d'enfants à Champigny-sur-Marne du photographe Paul Almasy

Paul Almasy, Enfants jouant au ballon ; Champigny-sur-Marne (titre de la série), 1963. Collection du Musée national de l'histoire de l'immigration

© EPPPD-MNHI

Tableau Intérieur algérien de Jürg Kreienbühl

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Jürg Kreienbühl, Intérieur algérien, 1976.

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Photographie Fabrice Gousset, Collection Sylvie et Stéphane Corréard, courtesy Loeve& Co, Paris© ADAGP, Paris, 2025

Aux petits immeubles de la Belle Époque se mêlent des bidonvilles où les conditions de vie sont souvent difficiles, des lieux précaires qu'un peintre comme Jürg Kreienbühl illustre. À la différence des suburbs anglo-américains où les classes moyennes construisent leur pavillon avec jardin, les banlieues françaises et les logements collectifs qui y fleurissent à partir de la première moitié du 20e siècle ont d'abord accueilli le prolétariat urbain, puis l'exode rural, enfin l'immigration internationale, composant une vaste fresque humaine, que les photographies de Monique Hervo et de Jean Pottier contribuent à documenter.

De l'intime à l'esprit de quartier

Photographie de la Familly Ly par Patrick Zachmann

Patrick Zachmann, Famille Ly, 1989. Collection du Musée national de l'histoire de l'immigration

© Musée national de l’histoire de l’immigration

La photographie permet souvent de combler les lacunes des récits de la  grande histoire . Donnant un visage aux destinées de chacun, elle met en lumière les histoires de famille et les parcours individuels qui reflètent des dynamiques plus larges. À travers des archives personnelles conservées dans les collections publiques, il est possible de retracer les différentes vagues migratoires qui ont façonné la France au 20e siècle. À rebours des clichés véhiculés par les grands médias, cinéastes et artistes contemporains s'attachent à donner corps et voix à ces expériences intimes.

Ils racontent les trajectoires familiales et les manières d'habiter ensemble un territoire donné, dans l'espace public comme dans la sphère privée. Dans ces lieux en perpétuelle transformation que sont les zones urbaines en rénovation ou les  quartiers politiques de la ville , des vies se construisent, des mémoires se créent. L'art permet de préserver cette mémoire et ces expériences intimes du territoire avant qu'elles disparaissent.

Chronique d'une banlieue ordinaire par Dominique Cabrera

Chronique d’une banlieue ordinaire, Dominique Cabrera

Chronique d’une banlieue ordinaire, Dominique Cabrera, 1992. Production : ISKRA - Canal+ - INA

© Dominique Cabrera

Les banlieues sont un objet d’histoire et de cinéma. Dominique Cabrera les filme dans leur ordinaire, en documentariste. Née en 1957, elle a vécu dans ce type de banlieue populaire quand sa famille a été rapatriée d’Algérie.
En 1981, sa première réalisation s'intitule J’ai le droit à la parole et la donne aux locataires d’une cité de transit de Colombes qui doivent se prononcer sur la rénovation des espaces extérieurs. Puis, au début des années 1990, elle pose ses caméras à Mantes-la Jolie dans le quartier du Val Fourré dont quatre tours sont condamnées à la destruction. S’ensuivent quatre moyens et courts métrages documentaires : Un balcon au Val Fourré, Rêves de ville, Réjane dans la tour et Chronique d’une banlieue ordinaire en 1992.

Pour Chronique d’une banlieue ordinaire, la cinéaste se préserve des clichés sur le « problème des banlieues » qui saturent le débat public, pour se concentrer sur des paroles intimes, anonymes et ordinaires. Aussi capte-t-elle les souvenirs des anciens locataires sans éluder les difficultés de leur vie dans les tours, ni pour autant fermer la porte à l’empathie. De cet entrelac de paroles naît une histoire audiovisuelle tissée de mémoires diverses. Une histoire qui, malgré les étages, s’écrit par le bas et bouscule les représentations et discours hâtifs sur ces lieux et leurs habitants, si souvent décriés, mais trop peu écoutés.