Focus

3Vers un renouveau historiographie et une histoire relationnelle des juifs et des musulmans dans le monde francophone

de Ethan Katz

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Kamel Yahiaoui, Mémoriel Sétif Guelma Kherrata, 1995

Il y a une génération, les relations entre juifs et musulmans en France et dans le monde francophone n’auraient probablement pas fait l’objet d’une exposition dans un musée national français. Ces dernières années, on a assisté à des changements radicaux dans l’historiographie concernant les juifs et les musulmans de France et de l’ancien Empire colonial. Chacune de ces évolutions a nécessité au sein de la communauté scientifique l’éclatement de frontières qui étaient jusqu’alors restées en grande partie hermétiques. Tous ces bouleversements historiographiques ont eu un impact majeur sur la forme que prend cette exposition.

Le premier catalyseur de l’écriture d’une histoire relationnelle des juifs et des musulmans dans le monde francophone est sans doute à la fois le plus évident et le plus fondamental : une approche qui considère juifs et musulmans ensemble dans un cadre historique unique. Jusqu’à très récemment, pour les historiens de la France et du Maghreb des XIXe et XXe siècles, les juifs étaient essentiellement liés à la République et les musulmans à l’Empire. Mais une série de travaux publiés ces vingt dernières années ont montré que cette distinction déforme davantage qu’elle ne révèle. Cela est partiellement lié à une tendance plus large visant à abandonner la dichotomie marquée qui existait depuis long- temps entre colonie et métropole, et à écrire à la place une histoire française dans la lignée de ce que les chercheurs anglophones ont longtemps appelé le tournant « impérial » ou « postcolonial ».
Les publications concernant l’histoire de l’immigration juive et musulmane, le statut juridique, les interactions culturelles, les violences inter-communautaires, les loyautés transnationales, entre autres, ont illustré la quasi-impossibilité de comprendre l’histoire d’un de ces groupes indépendamment de l’autre. De fait, on constate que juifs et musulmans n’entretiennent pas un rapport binaire, mais appartiennent plutôt à une relation triangulaire, dont le dernier angle serait l’État français, sa politique et sa culture d’inclusion et d’exclusion.

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Kamel Yahiaoui, Mémoriel Sétif Guelma Kherrata, 1995

Kamel Yahiaoui, Mémoriel Sétif Guelma Kherrata, 1995, dessin sur papier arche, 106 × 75 cm, Collection de l’artiste
© Kamel Yahiaoui

Citons quelques exemples : Jessica Marglin a montré comment, dans le Maroc du XIXe siècle, la présence occidentale croissante a rendu la position des juifs paradoxale : ils étaient en même temps des intermédiaires fréquents entre les puissances occidentales et la société marocaine, mais aussi de plus en plus examinés à la loupe. Pendant un certain temps, les plaideurs juifs et musulmans se frayaient un chemin à travers les tribunaux rabiniques juifs, les tribunaux islamiques de la charia et les tribunaux consulaires européens. L’avènement du protectorat français au début du XXe siècle n’a pas été synonyme d’opportunités accrues pour les juifs, mais plutôt d’un durcissement de leur statut et des frontières, qui leur a fermé les voies de recours antérieures et a fait obstacle à un élargissement de leurs interactions avec la société islamique environnante.

Maud Mandel et moi-même avons illustré la manière dont les positions juridiques des juifs et des musulmans étaient souvent imbriquées dans la France du XXe siècle, et dont chaque groupe prenait la mesure de l’autre en fonction de son niveau perçu de proximité, d’attachement ou d’opposition à l’État et à la société française. L’Algérie française a également été un objet d’étude fréquent : Joshua Schreier a bien montré comment les réformateurs français du XIXe, pour défendre l’émancipation civique des juifs algériens, comparaient favorablement leur niveau de civilisation, dans leurs pratiques concernant la famille et le genre en particulier, à celui des musulmans. Des générations plus tard, même un événement hautement meurtrier comme le pogrom de Constantine en 1934, où 25 juifs et 3 musulmans trouvèrent la mort, aurait été inimaginable, selon Joshua Cole, en dehors de la politique algérienne de l’État français. De plus, le cadre narratif de violences intercommunautaires dans lequel ces événements s’inséraient était un reflet fidèle des mesures différentielles appliquées par l’État colonial français selon l’ethnie d’appartenance.

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Salle de l'exposition Juifs et musulmans de la France coloniale à nos jours
Salle de l'exposition Juifs et musulmans de la France coloniale à nos jours
Photo : Cyril Zannettacci © Palais de la Porte Dorée
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Salle de l'exposition Juifs et musulmans de la France coloniale à nos jours
Salle de l'exposition Juifs et musulmans de la France coloniale à nos jours
Photo : Cyril Zannettacci © Palais de la Porte Dorée

À maintes reprises, des travaux comme ceux de Cole ont montré que, dans l’orbite de la France, les juifs et les musulmans avaient une compréhension mouvante de leurs identités et de leurs allégeances respectives. En d’autres termes, pendant une grande partie de leur histoire, ils ne se sont pas considérés les uns les autres comme « juifs et musulmans », ni n’ont participé à des interactions qu’on aurait pu appeler «judéo-musulmanes». Leurs rencontres se sont faites selon une multitude d’autres modalités. Le domaine musical l’illustre bien, et ajoute une dimension auditive cruciale au récit, ainsi qu’à cette exposition. Jonathan Glasser a retracé comment, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, le renouveau musical andalou n’a été rendu possible que par la collaboration étroite entre personnalités juives et musulmanes, incarnée par le partenariat dans l’orchestre El Moutribia entre Edmond Yafil et son protégé Mahieddine Bachtarzi, le futur fondateur du théâtre algérien. De la même manière, Christopher Silver évoque l’industrie du disque en Afrique du Nord, où les juifs ont joué un rôle central pendant des décennies. Cela n’a de sens que si l’on se souvient que de nombreux artistes et musiciens juifs et musulmans se considéraient d’abord comme maghrébins ou méditerranéens, unis par des sensibilités modales et culturelles communes qui englobaient l’histoire et la culture juive et musulmane, dans une région s’étendant de l’Espagne médiévale jusqu’au cœur des terres arabes, en passant par l’Asie Mineure.

Une culture partagée, bien sûr, n’excluait pas la possibilité de conflits, ou même de violences. En 1934, suite au pogrom de Constantine, la troupe d’acteurs et de musiciens de Mahieddine Bachtarzi ne fut pas épargnée par la discorde. Parfois, les tensions politiques et sociales furent à l’origine de violentes altercations entre des petits groupes de musulmans et de juifs vivant dans les mêmes quartiers à Paris – le Marais dans l’entre-deux-guerres ou Belleville dans les années de migration post-coloniale – où ils partageaient un terreau culturel.

Cela nous amène à un autre changement historiographique majeur. Les mythes concurrents dont parlait Mark Cohen de «l’utopie inter-confessionnelle » et de la conception « néo-larmoyante » d’une implacable persécution islamique des juifs semblent maintenant appartenir à une époque révolue. De Salonique à Jérusalem, en passant par Marrakech, Alger et Constantine, jusqu’aux villes de la métropole, Paris, Marseille et même Strasbourg, les travaux récents ont montré de manière répétée la complexité des relations entre juifs et musulmans, caractérisées à la fois par des tensions et par de nombreux et essentiels points communs dans les vies, les statuts et les espaces partagés.

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Salle de l'exposition Juifs et musulmans de la France coloniale à nos jours
Salle de l'exposition Juifs et musulmans de la France coloniale à nos jours
Photo : Cyril Zannettacci © Palais de la Porte Dorée

À travers le prisme de ces changements, les événements centraux de l’histoire des juifs et des musulmans au XXe siècle prennent une autre couleur. L’étude de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah, longtemps interprétée comme appartenant fondamentalement à l’histoire européenne, et ayant une importance beaucoup plus grande pour les juifs que pour les musulmans, englobe aujourd’hui l’Afrique du Nord, et l’on commence à s’intéresser à l’expérience d’autres groupes marginalisés, dont les musulmans. On sait à présent que l’Afrique du Nord doit être prise en compte dans l’histoire de la Shoah : les juifs nord-africains étaient au centre des rivalités impériales de l’époque, et c’est en Afrique du Nord qu’étaient situés plus de cent camps de travail, et que s’appliquaient un grand nombre des lois raciales en vigueur dans la France de Vichy, en particulier la perte de la citoyenneté pour tous les juifs d’Algérie. Des résistants juifs nord-africains comme Nelly Benatar à Casablanca et plusieurs membres de la famille Aboulker en Algérie ont également joué un rôle peu connu mais central dans certaines étapes clés de la guerre. Parallèlement, les musulmans occupaient une position raciale étonnamment bien supérieure à celle des juifs. Quels qu’aient été leur vulnérabilité persistante et leur manque d’égalité juridique, les musulmans étaient, dans l’esprit des Français, Allemands, Italiens et Britanniques, des cibles cruciales de la propagande dans une guerre féroce pour les cœurs et les esprits. Certains musulmans ont participé à des groupes collaborationnistes, d’autres, très nombreux, ont rejoint la Résistance. Pour les musulmans, il s’agissait de négocier leur position dans un régime colonial, avec l’espoir de droits plus étendus et de dirigeants meilleurs, des enjeux très différents de la lutte anti- fasciste qui était une question de survie pour les juifs de l’époque et qui reste un enjeu déterminant dans la mémoire collective pour les lecteurs aujourd’hui.

De la même manière, la décolonisation et les guerres israélo-arabes de 1948 et 1967 ont eu des conséquences cruciales sur les musulmans et les juifs, mais très variables selon le lieu, l’époque, le groupe d’appartenance et les individus. Dans un premier temps, les juifs et les musulmans ont dû choisir où placer leurs espoirs, leurs allégeances et leur confiance. Albert Memmi avait annoncé en 1957 que le départ des juifs pour la France, leur décision de rester au Maghreb ou au contraire de « faire leur alyah » pour Israël dépendraient de ces considérations. Cependant, rares étaient ceux qui auraient pu prévoir que les deux groupes seraient si vite divisés par les ruptures politiques de l’époque de la décolonisation française. Ce processus était inextricablement lié au conflit israélo-palestinien, une autre lutte arabo-juive impliquant la France. Les juifs et les musulmans d’Algérie, du Maroc, de Tunisie et du continent français n’ont pas réagi à ces événements avec l’uniformité qu’aurait pu présumer une génération antérieure de chercheurs. Mais ils ont dû sans cesse redéfinir leurs rencontres en des termes façonnés par le conflit violent au Moyen-Orient, entre deux groupes considérés et autoproclamés comme «juifs israéliens» et « musulmans arabes ».

Pourtant, c’est du récit de cette conflagration qu’une sorte de contre- mobilisation a émergé, dont le développement se poursuit encore. Parallèlement à une historiographie qui considère les thématiques de la coexistence et du conflit, de la métropole et de la colonie, et des juifs et des musulmans uniquement au prisme de l’analyse théorique, on observe une prolifération de représentations artistiques, musicales et littéraires des échanges complexes entre musulmans et juifs. Cette exposition espère donner un aperçu de ces nouveaux modes de représentation, en laissant la parole à des images et à des sons d’une grande puissance.

Ethan B. Katz.
Professeur d’histoire à l’université de Californie, Berkeley. Il est spécialiste de l’histoire juive et de l’histoire de la France moderne et de son Empire. Ses recherches portent plus particulièrement sur les relations judéo- musulmanes, l’antisémitisme, l’islamophobie et la nature de l’appartenance et de l’exclusion.

Texte issu du catalogue de l'exposition, Juifs et Musulmans, de  la France coloniale à nos jours, sous la direction de Karima Dirèche, Mathias Dreyfuss et Benjamin Stora, Le Seuil, 2022